Page:Gide - Dostoïevsky, 1923.djvu/172

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

être jaloux, ou plus précisément de ne connaître de la jalousie que la souffrance, de ne pouvoir haïr celui qui lui a été préféré. Les souffrances mêmes qu’il fera endurer à ce rival, celles qu’il tâche de lui faire endurer, les souffrances qu’il inflige à sa fille, sont comme une espèce de contre-poids mystique qu’il oppose à l’horreur et à la détresse où lui-même se trouve plongé. Néanmoins, il songe à la vengeance ; non point précisément qu’il ait envie de se venger, mais il se dit qu’il doit se venger, et que c’est peut-être là le seul moyen pour lui de sortir de cette abominable détresse. Nous voyons ici la psychologie courante reprendre le pas sur le sentiment sincère.

« La coutume fait tout, jusqu’en amour », disait Vauvenargues[1]. Vous vous souvenez de la maxime de La Rochefoucauld :

Combien d’hommes n’auraient jamais connu l’amour s’ils n’avaient entendu parler de l’amour ?

Ne sommes-nous pas en droit de penser de même : Combien d’hommes ne seraient peut-être pas jaloux, s’ils n’avaient entendu parler de la jalousie, s’ils ne s’étaient pas persuadés qu’il fallait être jaloux ?

Oui, certes, la convention est la grande pourvoyeuse de mensonges. Combien d’êtres ne

  1. Vauvenargues, Maxime 39, Œuvres, p. 377.