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exprimaient à présent, c’était au contraire le cynisme d’un homme aux mœurs relâchées et d’un blasé, l’astuce le plus souvent, le sarcasme, ou encore une nuance nouvelle, qu’on ne leur connaissait pas jadis, une nuance de tristesse et de souffrance, d’une tristesse distraite et comme sans objet, mais profonde. Cette tristesse se manifestait surtout quand il était seul[1].

Que se passe-t-il donc chez Veltchaninov ? Que se passe-t-il donc à cet âge, à ce tournant de la vie ? Jusqu’à présent, l’on s’est amusé, l’on a vécu : mais soudain, l’on se rend compte que nos gestes, que les événements provoqués par nous une fois détachés de nous, et pour ainsi dire lancés dans le monde, comme on lance un esquif sur la mer, que ces événements continuent à vivre indépendamment de nous, à notre insu souvent (George Eliot parle admirablement de cela dans Adam Bede). Oui, les événements de sa propre vie ne paraissent plus à Veltchaninov tout à fait sous le même jour ; c’est à dire qu’il prend brusquement conscience de sa responsabilité. Il rencontre en ce temps quelqu’un qu’il a connu jadis : le mari d’une femme qu’il a possédée. Ce mari se présente à lui d’une façon assez fantastique. On ne sait trop s’il évite Veltchaninov ou s’il le recherche au contraire. Il semble surgir soudain d’entre les pavés de la rue. Il erre mystérieusement ; il

  1. L’Éternel Mari, p. 7.