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il écrivit l’histoire de ce Raskolnikoff dans Crime et châtiment, — c’est-à-dire l’histoire d’un crime qui mène celui-ci en Sibérie. Il devient beaucoup plus intéressant de voir comment les dernières pages de ce livre préparent l’Idiot. Vous vous souvenez que nous laissions Raskolnikoff en Sibérie dans un état d’esprit tout nouveau, qui lui fait dire que tous les événements de sa vie ont perdu pour lui leur importance : ses crimes, son repentir, son martyre même lui paraissent comme l’histoire de quelqu’un d’autre :

La vie s’était substituée chez lui au raisonnement, il n’avait plus que des sensations.

C’est dans cet état exactement que nous allons trouver le prince Muichkine, au début de l’Idiot, cet état qui pourrait bien être, et qui sans doute est, aux yeux de Dostoïevsky, l’état chrétien par excellence. J’y reviendrai.

Il semble que Dostoïevsky établisse dans l’âme humaine, ou simplement y reconnaisse, des couches diverses, — une sorte de stratification. Je distingue dans les personnages de ses romans trois couches, trois régions : une région intellectuelle étrangère à l’âme et d’où pourtant émanent les pires tentations. C’est là qu’habite, selon Dostoïevsky, l’élément perfide, élément démoniaque. Je ne m’occupe pour l’instant que de la seconde couche, qui est la région des passions, région dévastée par des