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même, mais il me serait difficile aujourd’hui de dire, mieux que je ne le faisais alors, ce que j’écrivais en 1910[1] :

Le jour où La Rochefoucauld s’avisa de ramener et réduire aux incitations de l’amour-propre les mouvements de notre cœur, je doute s’il fit tant preuve d’une perspicacité singulière ou plutôt s’il n’arrêta pas l’effort d’une plus pertinente investigation. Une fois la formule trouvée, l’on s’y tint, et durant deux siècles et plus, on vécut avec cette explication. Le psychologue parut le plus averti, qui se montrait le plus sceptique et qui, devant les gestes les plus nobles, les plus exténuants, savait le mieux dénoncer le ressort secret de l’égoïsme. Grâce à quoi tout ce qu’il y a de contradictoire dans l’âme humaine lui échappe. Et, je ne reproche pas à La Rochefoucauld de dénoncer « l’amour-propre », je lui reproche de s’en tenir là ; je lui reproche de croire qu’il a tout fait, quand il a dénoncé l’amour-propre. Je reproche surtout à ceux qui l’ont suivi de s’en être tenus là.

Nous trouvons dans toute la littérature française une horreur de l’informe, qui va jusqu’à une certaine gêne devant ce qui n’est pas encore formé. Et c’est ainsi que je m’explique le peu de place que tient l’enfant dans le roman français, comparativement à celle qu’il tient dans le roman anglais, et même dans la littérature russe. On ne rencontre presque pas d’enfants dans nos romans, et ceux que nos romanciers, bien rarement, nous présentent, sont le plus

  1. Morceaux choisis, pp. 102 et 103.