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« Je ne me charge pas d’expliquer cette coexistence de sentiments contraires », dit expressément le chroniqueur des Possédés et écoutons encore Versiloff :

J’ai le cœur plein de paroles et je ne sais pas les dire. Il me semble que je me partage en deux. — Il nous examina tous avec un visage très sérieux et une sincérité convaincante. — Oui, vraiment, je me partage en deux, et de cela j’ai véritablement peur. C’est comme si votre sosie se tenait à côté de vous. Vous-même, vous êtes intelligent et raisonnable et l’autre veut absolument commettre quelque absurdité. Soudain, vous remarquez que c’est vous-même qui voulez la commettre. Vous voulez sans le vouloir, en résistant de toutes vos forces. Je connaissais autrefois un médecin qui, à l’enterrement de son père, à l’église, se mit tout à coup à siffler. — Si je ne suis pas venu aujourd’hui à l’enterrement, c’est parce que j’étais convaincu que je sifflerais ou rirais comme ce malheureux médecin qui a du reste fini assez mal[1] ;

et Stavroguine, l’étrange héros des Possédés, nous dira :

Je puis, comme je l’ai toujours pu, éprouver le désir de faire une bonne action, et j’en ressens du

  1. Adolescent, p. 552. Et encore : « Versiloff ne tendait vers aucun but défini. Une bourrasque de sentiments contraires désemparait sa raison. Je ne crois pas en l’espèce à un cas de folie proprement dite, — d’autant moins qu’aujourd’hui, il n’est nullement fou. Mais le « sosie » je l’admets, et le livre récent d’un spécialiste me confirme dans cette manière de voir… Le « sosie » marque le premier degré d’un grave dérangement d’esprit qui peut mener à une fin assez lamentable » (Adolescent, p. 607). Mais ici nous rejoignons les cas de clinique dont je parlais plus haut.