Page:Gide - Dostoïevsky, 1923.djvu/146

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nature propre est capable. Il semble que ce soit là ce qui intéresse le plus Dostoïevsky : l’inconséquence. Bien loin de la cacher, il la fait sans cesse ressortir ; il l’éclaire.

Il y a sans doute chez lui beaucoup d’inexpliqué. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’inexplicable dès que nous admettons dans l’homme, ainsi que Dostoïevsky nous y invite, la cohabitation de sentiments contradictoires. Cette cohabitation paraît souvent chez Dostoïevsky d’autant plus paradoxale que les sentiments de ses personnages sont poussés à bout, exagérés jusqu’à l’absurde.

Je crois qu’il est bon ici d’insister, car vous allez peut-être penser : nous connaissons cela ; il n’y a là rien d’autre que la lutte entre la passion et le devoir, telle qu’elle nous apparaît dans Corneille. Il ne s’agit pas de cela. Le héros français, tel que nous le peint Corneille, projette devant lui un modèle idéal, qui est lui-même encore, mais lui-même tel qu’il se souhaite, tel qu’il s’efforce d’être, — non point tel qu’il est naturellement, tel qu’il serait s’il s’abandonnait à lui-même. La lutte intime que nous peint Corneille, c’est celle qui se livre entre l’être idéal, l’être modèle et l’être naturel que le héros s’efforce de renier. Somme toute, nous ne sommes pas très loin ici, me semble-t-il, de ce que M. Jules de Gaultier appellera le bovarysme — nom qu’il donne, d’après l’héroïne de Flaubert, à cette tendance qu’ont