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Je ne suis pas à ce point convaincu que dans Balzac, par exemple, nous ne trouvions pas quelques « abîmes », de l’abrupt, de l’inexplicable je ne suis pas non plus parfaitement convaincu que les abîmes de Dostoïevsky soient toujours aussi peu expliqués que l’on croit d’abord. Vous donnerai-je un exemple d’abîme chez Balzac ? Je le trouve dans la Recherche de l’absolu. Balthazar Claès recherche la pierre philosophale ; il a complètement oublié, en apparence, toute la formation religieuse de son enfance. Sa recherche l’occupe exclusivement. Il délaisse sa femme, la pieuse Joséphine, qui s’épouvante de la libre pensée de son mari. Certain jour, elle entre brusquement dans le laboratoire. Le courant d’air de la porte détermine une explosion. Mme Claès tombe évanouie… Quel est le cri qui s’échappe des lèvres de Balthazar ? Un cri où reparaît soudain la croyance de sa première enfance, en dépit des alluvions de sa pensée : « Dieu soit loué, tu existes ! les saints t’ont préservée de la mort. » Balzac n’insiste pas. Et certainement, sur vingt personnes qui liront ce livre, dix-neuf ne remarqueront même pas cette faille. L’abîme qu’elle nous laisse entrevoir reste inexpliqué, sinon inexplicable. En réalité, cela n’intéressait pas Balzac. Ce qui lui importe, c’est d’obtenir des personnages conséquents avec eux-mêmes — c’est en quoi il est d’accord avec le sentiment de la race française, car ce dont nous, Fran-