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son cabinet de travail où il écrivait les Possédés, dans un état de grande excitation intellectuelle, quelque peu artificiellement obtenu. C’était le jour de réception de Mme Dostoïevsky. Theodor Michaïlovitch, hagard, fit inopinément irruption dans le salon où nombre de dames étaient rassemblées ; et comme l’une d’elles, pleine de zèle, s’empressait, une tasse de thé à la main : « Que le diable vous emporte avec toutes vos lavasses ! », s’écria-t-il…

Vous vous souvenez de la petite phrase de l’abbé de Saint-Réal, — phrase qui pourrait bien paraître stupide si Stendhal ne s’en était pas emparé pour abriter son esthétique : « Un roman, c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin. » Certes, il y a en France et en Angleterre quantité de romans qui relèvent de cette formule : romans de Lesage, de Voltaire, de Fielding, de Smollet… Mais rien n’est plus éloigné de cette formule qu’un roman de Dostoïevsky. Il y a entre un roman de Dostoïevsky et les romans de ceux que je citais, et les romans de Tolstoï lui-même ou de Stendhal, toute la différence qu’il peut y avoir entre un tableau et un panorama. Dostoïevsky compose un tableau où ce qui importe surtout et d’abord, c’est la répartition de la lumière. Elle émane d’un seul foyer… Dans un roman de Stendhal, de Tolstoï, la lumière est constante, égale, diffuse ; tous les objets sont éclairés d’une même façon, on