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j’ai souffert consciemment ou inconsciemment toute ma vie : l’existence de Dieu !

Mais cette idée reste flottante dans son cerveau aussi longtemps qu’elle ne rencontre pas le fait divers (en l’espèce une cause célèbre, un procès de justice criminelle) qui la vienne féconder ; c’est alors seulement qu’on peut dire que l’œuvre est conçue. « Ce que j’écris est une chose tendancieuse », dira-t-il dans cette même lettre, en parlant des Possédés qu’il mûrit en même temps que les Karamazov. Le roman des Karamazov lui aussi est une œuvre tendancieuse. Certes, rien n’est moins gratuit — au sens que l’on donne aujourd’hui à ce mot — que l’œuvre de Dostoïevsky. Chacun de ses romans est une sorte de démonstration ; l’on pourrait dire un plaidoyer, — ou mieux encore une prédication. Et si l’on osait reprocher quelque chose à cet admirable artiste, ce serait peut-être d’avoir voulu trop prouver. Entendons-nous : Dostoïevsky ne cherche jamais à incliner notre opinion. Il cherche à l’éclairer ; à rendre manifeste certaines vérités secrètes qui, lui, l’éblouissent, qui lui paraissent — qui nous paraîtront bientôt aussi — de la plus haute importance ; les plus importantes sans doute que l’esprit de l’homme puisse atteindre, — non des vérités d’ordre abstrait, non des vérités en dehors de l’homme, mais bien des vérités d’ordre intime, des vérités secrètes.