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continuant d’imaginer leur vie) ; mais ces dons, si prodigieux soient-ils, ne suffisent ni pour un Balzac, ni pour un Thomas Hardy, ni pour un Dostoïevsky. Ils ne suffiraient certainement pas à faire écrire à Nietzsche :

La découverte de Dostoïevsky a été pour moi plus importante encore que celle de Stendhal ; il est le seul qui m’ait appris quelque chose en psychologie.

J’ai copié de Nietzsche, il y a bien longtemps déjà, cette page que je vais vous lire. Nietzsche, en l’écrivant, n’avait-il pas en vue ce qui précisément fait la plus particulière valeur du grand romancier russe, ce par quoi il s’oppose à nombre de nos romanciers modernes, aux Goncourt, par exemple, que Nietzsche semble ici désigner :

Morale pour psychologues : ne point faire de psychologie de colportage ! Ne jamais observer pour observer ! C’est ce qui donne une fausse optique, un « tiquage », quelque chose de forcé qui exagère volontiers. Vivre quelque chose pour vouloir le vivre, — cela ne réussit pas. Il n’est pas permis pendant l’événement de regarder vers soi ; tout coup d’œil se change là en « mauvais œil ». Un psychologue de naissance se garde par instinct de regarder pour voir : il en est de même pour le peintre de naissance. Il ne travaille jamais d’après la nature, — il s’en remet à son inspiration, à sa chambre obscure, pour tamiser, pour exprimer le « cas », la « nature », la « chose vécue »… Il n’a conscience que de la généralité, de la conclusion,