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direz-vous… Oui, c’est certainement la plus haute figure que le romancier russe ait tracée ; il domine de très haut tout le drame, et lorsque nous aurons enfin la traduction complète des Frères Karamazov, qu’on nous annonce, nous comprendrons mieux encore son importance. Mais nous comprendrons mieux aussi ce qui, pour Dostoïevsky, constitue sa véritable grandeur ; le père Zossima n’est pas un grand homme aux yeux du monde. C’est un saint, non pas un héros. Il n’atteint à la sainteté précisément qu’en abdiquant la volonté, qu’en résignant l’intelligence.

Dans l’œuvre de Dostoïevsky, tout aussi bien que dans l’Évangile, le royaume des cieux appartient aux pauvres en esprit. Chez lui, ce qui s’oppose à l’amour, ce n’est point tant la haine que la rumination du cerveau.

En regard de Balzac, si j’examine les êtres résolus que me présente Dostoïevsky, je m’aperçois soudain qu’ils sont tous des êtres terribles. Voyez Raskolnikoff, le premier sur la liste, d’abord chétif ambitieux, qui voudrait être Napoléon et qui ne parvient qu’à tuer une prêteuse sur gages et une innocente jeune fille. Voyez Stavroguine, Pierre Stépanovitch, Ivan Karamazov, le héros de l’Adolescent, (le seul des personnages de Dostoïevsky qui, depuis le commencement de sa vie, du moins depuis qu’il se connaît, vive avec une idée fixe : celle de devenir un Rothschild ; et, comme par déri-