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voulons, de tenter de les dégager, comme taillant des avenues à travers le taillis de ses livres. Cette loi par exemple : que l’homme qui a été humilié cherche à humilier à son tour[1].

Malgré l’extraordinaire luxuriance de sa comédie humaine, les personnages de Dostoïevsky se groupent, s’échelonnent sur un seul plan toujours le même, celui de l’humilité et de l’orgueil ; plan qui nous désoriente et même qui ne nous apparaît pas nettement tout d’abord, pour cette seule raison, que d’ordinaire ce n’est pas dans ce sens-là que nous faisons la coupe et que nous hiérarchisons l’humanité. Je m’explique : dans les admirables romans de Dickens, par exemple, je suis parfois presque gêné, par ce que sa hiérarchie, et disons ici, pour employer le mot de Nietzsche : son échelle des valeurs, offre de convenu, presque d’enfantin. Il me semble, en lisant un de ses livres, avoir devant les yeux un des Jugements derniers de l’Angelico : il y a des élus ; il y a des damnés ;

    Revue française de février 1922, et c’est une de ses caractéristiques les plus essentielles, si téméraire qu’il soit, s’appuie toujours sur le fait concret, sur la réalité vivante ; il peut se lancer ensuite dans les spéculations les plus abstraites, les plus osées, mais c’est pour revenir finalement, riche de toute la pensée acquise, à cette réalité, au fait, son point de départ et son achèvement. »

  1. Tel Lebedeff dans l’Idiot ; voir en particulier à l’Appendice § II l’admirable chapitre où Lebedeff s’amuse à torturer le général Ivolguine.