Page:Gide - Dostoïevsky, 1923.djvu/120

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sais pas s’il me reconnaissait. Je crois que non ; certains indices me permettent de le penser. Mais moi, moi, je le regardais avec haine et colère ; et cela dura plusieurs années. Ma colère se fortifiait et grandissait d’une année à l’autre. D’abord tout doucement, je me renseignais sur mon officier. Cela m’était difficile, parce que je ne connaissais personne. Mais un jour que je le suivais de loin, comme s’il me tenait en laisse, quelqu’un l’appela par son nom, et j’appris ainsi comment il se nommait. Une autre fois, je le suivis jusqu’à sa demeure et je donnai dix kopecks au portier pour savoir où il restait, à quel étage, seul ou avec quelqu’un, etc. En un mot, tout ce qu’on pouvait apprendre du portier. Un matin, bien que je n’aie jamais écrit, il me vint l’idée de présenter sous forme de nouvelle la caractéristique de cet officier, en caricature. J’écrivis cette nouvelle avec délice. Je critiquais, je calomniais même. Je changeai le nom de façon que l’on ne pût le reconnaître tout de suite, mais après, ayant mûrement réfléchi, je corrigeai cela et envoyai le récit aux Annales de la patrie. Mais alors on ne critiquait pas et on n’imprima pas ma nouvelle. Ma contrariété en fut vive. Quelquefois la colère m’étouffait. Enfin je me décidai à provoquer mon adversaire. Je lui écrivis une lettre charmante, attrayante, le suppliant de me faire des excuses ; mais en cas de refus, je faisais des allusions assez nettes au duel. La lettre était rédigée de telle façon, que si l’officier eût compris tant soit peu le beau et l’élevé, il serait certainement venu chez moi pour me sauter au cou et m’offrir son amitié. Et comme cela eût été bien ! Nous aurions si bien vécu ensemble ! si bien[1] !

  1. Le Sous-sol, p. 74 et 75.