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tissent à l’évanouissement des barrières sociales et amènent tout naturellement cette facilité de relations que nous retrouvons dans les romans de Dostoïevsky : présentations réciproques, sympathies subites, ce qu’un de ses héros appelle si éloquemment « les familles de hasard ». Les maisons deviennent des bivouacs, hospitalisent l’inconnu de la veille ; on reçoit l’ami de l’ami et l’intimité s’établit aussitôt.

Autre remarque de Mme Hoffmann sur le peuple russe : son incapacité de méthode stricte, et souvent même d’exactitude ; il semble que le Russe ne souffre pas beaucoup du désordre et ne fasse pas grand effort pour en sortir. Et s’il m’est permis de chercher une excuse au désordre de ces causeries, je la trouverai dans la confusion même des idées de Dostoïevsky, dans leur enchevêtrement extrême, et la particulière difficulté que l’on éprouve, lorsqu’on cherche à les soumettre à un plan qui satisfasse notre logique occidentale. De ce flottement, de cette indécision, Mme Hoffmann fait en partie responsable l’affaiblissement de la conscience de l’heure qu’entraînent ; échappant au rythme des heures, les interminables nuits de l’hiver, les interminables jours de l’été. Dans une courte allocution au théâtre du Vieux-Colombier, je citais déjà cette anecdote qu’elle rapporte : un Russe à qui l’on reprochait son inexactitude répliquait : « Oui, la vie est un art difficile. Il y a des instants qui méritent d’être