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Nietzsche a été jaloux du Christ, jaloux jusqu’à la folie. En écrivant son Zarathustra, Nietzsche reste tourmenté du désir de faire pièce à l’Évangile. Souvent il adopte la forme même des Béatitudes pour en prendre le contre-pied. Il écrit l’Antéchrist et dans sa dernière œuvre, l’Ecce Homo, se pose en rival victorieux de Celui dont il prétendait supplanter l’enseignement.

Chez Dostoïevsky, la réaction fut toute différente. Il sentit, dès le premier contact, qu’il y avait là quelque chose de supérieur, non seulement à lui, mais à l’humanité toute entière, quelque chose de divin… Cette humilité dont je vous parlais au début, et sur laquelle il me faudra plus d’une fois revenir, le disposait à la soumission devant ce qu’il reconnaissait supérieur. Il s’est incliné profondément devant le Christ ; et la première et la plus importante conséquence de cette soumission, de ce renoncement, fut, je vous l’ai dit, de préserver la complexité de sa nature. Nul artiste, en effet ne sut mieux que lui mettre en pratique cet enseignement de l’Évangile : Qui veut sauver sa vie la perdra, mais celui qui donne sa vie (qui fait l’abandon de sa vie), celui-là la rendra vraiment vivante.

C’est cette abnégation, cette résignation de soi-même, qui permit la cohabitation en l’âme de Dostoïevsky des sentiments les plus contraires, qui préserva, qui sauva l’extraordi-