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senti que je n’avais par quoi les remplacer, que je n’aimais qu’eux seuls au monde et qu’un nouvel amour non seulement ne serait pas, mais ne devait pas être.

Cette lettre fut continuée en avril, et quinze jours après le cri de désespoir que nous venons d’entendre, nous lisons, daté du 14 de ce mois, ce qui suit :

De toutes les réserves de force et d’énergie, dans mon âme est resté quelque chose de trouble et de vague, quelque chose voisin du désespoir. Le trouble, l’amertume, l’état le plus anormal pour moi… Et, de plus, je suis seul !

Il n’y a plus l’ami de quarante années. Cependant il me semble toujours que je me prépare à vivre. C’est ridicule, n’est-pas ? La vitalité du chat !

Il ajoute :

Je vous écris tout, et je vois que du principal, de ma vie morale, spirituelle, je ne vous ai rien dit, je ne vous ai même pas donné une idée.

Et je voudrais rapprocher cela d’une phrase extraordinaire que je lis dans Crime et châtiment. Dostoïevsky nous raconte dans ce roman l’histoire de Raskolnikoff qui s’est rendu coupable d’un crime et fut envoyé en Sibérie. Dans les dernières pages de ce livre, Dostoïevsky nous parle de l’étrange sentiment qui s’empare de son héros. Il lui semble que, pour la première fois, il commence à vivre :

Oui, nous dit-il, et qu’était-ce que toutes ces misères du passé ? Dans cette première joie du