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où elle s’était installée depuis une année. De tout l’hiver 1864, je ne quittai pas son chevet.

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Oh ! mon ami ! Elle m’aimait infiniment et je l’aimais de même ; cependant, nous ne vivions pas heureux ensemble. Je vous raconterai tout cela quand je vous verrai ; sachez seulement que, bien que très malheureux ensemble (à cause de son caractère étrange, hypocondriaque et maladivement fantasque), nous ne pouvions cesser de nous aimer. Même, plus nous étions malheureux, plus nous nous attachions l’un à l’autre. Quelque étrange que cela paraisse, c’était ainsi. C’était la femme la plus honnête, la plus noble, la plus généreuse de toutes celles que j’ai connues dans ma vie. Quand elle est morte (malgré les tourments que j’éprouvai durant toute une année à la voir se mourir), bien que j’aie apprécié et senti péniblement ce que j’ensevelissais avec elle, je ne pouvais m’imaginer combien ma vie était vide et douloureuse. Voilà déjà une année, et ce sentiment reste toujours le même…

Aussitôt après l’avoir ensevelie, je courus à Pétersbourg chez mon frère. Il me restait seul ! Trois mois plus tard, lui aussi n’était plus. Il ne fut malade qu’un mois ; et, semblait-il, peu gravement, de sorte que la crise qui l’emporta en trois jours, était presque inattendue.

Et voilà que tout d’un coup, je me suis trouvé seul ; et j’ai ressenti de la peur. C’est devenu terrible ! Ma vie brisée en deux. D’un côté le passé avec tout ce pourquoi j’avais vécu, de l’autre l’inconnu sans un seul cœur pour remplacer les deux disparus. Littéralement, il ne me restait pas de raison de vivre. Se créer de nouveaux liens, inventer une nouvelle vie ? Cette pensée seule me faisait horreur. Alors, pour la première fois, j’ai