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Oserai-je vous raconter ceci : C’était sur un des boulevards de Paris ; deux chiens étaient accouplés de la piteuse façon que vous savez ; chacun d’eux, rassasié, tirait après la délivrance ; leurs efforts divergents causaient grand scandale auprès de certains, divertissaient grandement quelques autres ; je m’approchai. Trois chiens mâles rôdaient autour du groupe, attirés sans doute par l’odeur. L’un d’eux, plus hardi ou plus excité, n’y tenant plus, tenta l’assaut du couple. Je le vis se livrer quelque temps à d’incommodes acrobaties pour chevaucher l’un des captifs… Nous étions là plusieurs, vous dis-je, à contempler la scène pour de plus ou moins bons motifs ; mais je gage que je fus seul à remarquer ceci : c’est le mâle, et le mâle seul, que le chien voulait chevaucher ; il laissait délibérément de côté la femelle ; il s’évertuait encore, et comme l’autre était attaché et pouvait mal résister, peu s’en fallut qu’il ne parvînt à ses fins… quand survint un agent qui dispersa d’un coup les acteurs et les spectateurs.

— Osera-t-on vous demander si, chez vous également, la théorie, cette théorie que vous m’exposez et que vous propose sans doute votre tempérament, n’a pas précédé les étranges observations que vous dites, et si, vous de même, vous n’avez pas cédé à cet entraînement que vous reprochez si véhémentement à vos collègues ès sciences : observer pour prouver ?

— Il faut reconnaître d’abord qu’il est bien difficile de supposer qu’une observation puisse être l’effet du hasard, et qu’elle tombe dans un cerveau comme une fortuite réponse à une question que le cerveau n’aurait pas posée. L’important c’est de ne pas forcer la réponse. Y ai-je