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un grand amour. — Hélas ! m’écrivait-il, cet amour, c’est pour toi que je le ressens, mon ami. Tu ne m’as pas compris ; ou ce qui est bien pis, tu m’as compris et tu me méprises ; je vois que je deviens pour toi un objet d’horreur ; je le deviens du même coup pour moi-même. Si je ne puis rien changer à ma monstrueuse nature, je puis du moins la supprimer… Quatre pages enfin du pathétique un peu pompeux de cet âge, et que nous appelons si facilement plus tard : déclamation.

Je me sentais passablement incommodé par ce récit…

— Évidemment ! repris-je enfin ; que la déclaration d’un tel amour s’adressât à vous spécialement, voilà une fatalité bien malicieuse ; je comprends que l’aventure vous ait affecté.

— Au point que je renonçai aussitôt à cette idée de mariage avec la sœur de mon ami.

— Mais, continuai-je pour achever ma pensée, je me persuade volontiers qu’il n’arrive à chacun que les événements qu’il mérite. Avouez que si cet adolescent n’avait pressenti en vous quelque possible écho à sa passion coupable, cette passion…

— Peut-être quelque obscur instinct put-il en effet l’avertir ; mais, dans ce cas, il est bien fâcheux que cet instinct n’ait pas su m’avertir moi-même.

— Averti, qu’auriez-vous donc fait ?

— Je crois que j’aurais guéri cet enfant.

— Vous disiez tout à l’heure qu’on ne guérissait pas de cela ; vous citiez le mot de l’abbé : « l’important n’est pas de guérir… ».

— Eh ! laissez donc ! J’aurais pu le guérir comme je me suis guéri moi-même.