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remettre les choses dans leur ordre, que le lecteur possède la clé du stratagème. C’est l’auteur, ici, qui est victime de son propre piège. Résultat : Charlus vit intensément, Albertine reste un fantôme.

Donc l’œuvre d’art est libre. Quelque dangereux que soit l’exercice de cette liberté, quels que soient les abus auxquels elle peut donner lieu, il la faut sauvegarder. Notre dignité même en dépend.

Mais il y a une différence essentielle entre l’œuvre d’art et l’œuvre tendancieuse, uniquement conçue dans un dessein de propagande, en vue d’une certaine action, ou religieuse, ou politique, ou morale. La frontière entre les deux genres est certes difficile à déterminer ; et plus qu’une ligne, sans doute, c’est une zone. C’est, le plus souvent, dans l’esprit d’un ouvrage qu’il apparaîtra qu’elle est franchie. L’auteur lui-même s’y trompe rarement. Et comment s’y tromperait-il quand c’est un sentiment fort qui l’a pressé de se déclarer ? Il sait très bien, alors, combien grandement l’emporte, chez lui, sur le souci de l’art désintéressé, le souci obsédant d’exercer une action directe. Ce désir d’action morale, vous ne pouvez nier que vous l’ayez eu, je veux dire que vous ne songeriez pas à le nier. C’est cette volonté que j’ai blâmée. Qu’est-ce que Corydon ? Un tract.

6. Pour le reste, à savoir que, selon vous, il n’est pas prouvé :

1o que ces goûts puissent facilement s’acquérir ;

2o que les mœurs qu’ils entraînent portent nécessairement préjudice soit à l’individu, soit à la société, soit à l’État…