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4. Je n’avais pas lu le Vautrin de Balzac quand j’ai écrit mon livre ; j’ai depuis comblé cette lacune, après que vous-même, lors de notre rencontre, il y a un an, me l’eussiez signalée. Mais je suis loin de partager la considération dans laquelle vous tenez cet ouvrage. Jacques Collin, dans le drame, m’a semblé moins révélateur encore que dans les romans. Rien n’est dit que par allusions, et combien prudentes !

5. Vous me posez une grave question : Les « grands lettrés » qui appartiennent à la troupe en cause, doivent-ils, lorsqu’ils parlent d’amour, feindre d’ignorer celui « qui n’ose dire son nom », alors que, si souvent, c’est à peu près le seul qu’ils connaissent ?

L’art véritable ne vit pas de feinte, et je pense, comme vous, que toute feinte met l’auteur en grand danger de fausser la psychologie. Jamais je n’ai entendu limiter les droits de l’écrivain, ni restreindre ses devoirs envers la vérité. Je l’ai dit. Je le répète. Je n’ai jamais reproché à Proust, par exemple, d’avoir créé son Charlus. Peut-être croirez-vous que, si j’absous Marcel Proust d’avoir créé Charlus, c’est parce que la laideur du personnage et les grimaçantes folies auxquelles il se laisse finalement entraîner sont de nature à donner de ses goûts une image horrible ? Non. J’admettrais, j’admirerais aussi bien une figure gracieuse, pourvu que le souci de l’art et celui de l’observation eussent seuls présidé à sa naissance. S’il est vrai, comme certains l’assurent, que lorsque Proust dit Albertine, il faille entendre Albert, c’est regrettable, car ce n’est rien de moins que la substitution d’un monde à un autre. C’est vouloir représenter du vert avec du rouge. Et il ne suffit pas, pour