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littérature française) pour permettre à la mémoire de retenir les traits où s’inscrit l’émotion, la beauté ; ce nombre régulier, ce retour des rimes et leur alternance, ces temps forts marquant les césures, toutes ces règles enfin, si profondément en nous inculquées qu’elles nous paraissaient fatales, naturelles et indispensables ; tout cela n’a plus raison d’être, dès l’instant que l’instant seul compte et qu’il n’y a plus d’avenir. J’écrivais, avant la guerre : « Je ne gagnerai mon procès qu’en appel », on : « J’écris pour être relu » — et cela ne signifie plus rien, du moment qu’il n’y a plus d’appel et qu’il n’est plus question de relire. Seuls sont dès lors goûtés les émois de choc, de surprise. Les liens qui nous rattachaient au passé, qui peuvent espérer de rattacher à nous le futur, sont-ils rompus ? Du coup c’en sera fait de notre culture et de cette tradition que nous avons tant lutté pour maintenir. L’art ne peut revenir en arrière. Les anciens canons de la beauté ont vécu. Quelques admirables efforts de restauration, si réussis qu’ils soient (je songe particulièrement à Valéry) paraissent factices et archaïsants, à ceux qui prétendent se délivrer du passé et ne consentent plus à voir dans toute tradition qu’esclavage. Dans ce désastre résolu, que subsiste-t-il ? Rien plus que l’émotion personnelle. Maïs le moyen de la propager, de la transmettre ?.… Qui dit Art, dit communion.

Cette anthologie ne représenterait donc plus que le désuet bréviaire d’une génération qui s’en va. Puisse-t-elle du moins apporter témoignage, tant bien que mal, de l’état où nous nous trouvions avant le retour au chaos.


Quand la violence eut renouvelé le lit des hommes sur la terre,

Un très vieil arbre, à sec de feuilles, reprit le fil de ses maximes..

Et un autre arbre de haut rang montait déjà des grandes Indes souterraines.

Avec sa feuille magnétique et son chargement de fruits nouveaux.

Saint John Perse (Vents)