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NOTICE SUR LA VIE

entre le ton d’une plate chronique (a dull chronicle) et le ton déclamatoire d’un rhéteur. Il nous dit ailleurs que lorsqu’il voulut écrire en français une histoire de Suisse, qu’il avait commencée, il sentit que son style, au-dessus de la prose et au-dessous de la poésie, dégénérait en une déclamation verbeuse et emphatique ; ce qu’il attribue à la langue qu’il avait choisie : opinion d’autant plus singulière, que, selon qu’il nous l’apprend ailleurs, ce fut d’un ouvrage français, les Lettres provinciales, ouvrage qu’il relisait presque tous les ans, qu’il apprit l’art de manier les traits d’une ironie grave et modérée. Il ajoute dans son Essai sur la Littérature, que le désir d’imiter Montesquieu l’avait souvent exposé à devenir obscur en exprimant des pensées quelquefois communes avec la sentencieuse brièveté d’un oracle (sententious and oracular brevity). C’étaient donc Pascal et Montesquieu que Gibbon avait habituellement devant les yeux, pour les opposer à l’enflure naturelle d’un style encore peu formé. On sent de quels vigoureux efforts il a dû avoir besoin pour la comprimer au point qu’exigeaient les modèles qu’il avait choisis ; aussi ces efforts sont-ils faciles à apercevoir, surtout dans le commencement, lorsque le style qu’il s’était fait ne lui était pas encore devenu naturel par l’habitude ; mais l’habitude relâche les efforts, en même temps qu’elle les rend moins pénibles. Gibbon, dans ses Mémoires et dans l’Avertissement qu’il a mis en tête des derniers volumes de son ouvrage, se félicite de la facilité qu’il a acquise. Peut-être trouvera-t-on que cette facilité, dans ces derniers volumes, est quelquefois achetée aux dépens de la perfection. Devenu, par l’accoutumance, moins sévère pour des défauts qu’il avait combattus d’abord avec tant de soin, il n’est pas toujours exempt de cette sorte de déclamation qui consiste à remplacer par la commode ressource d’une épithète vague et sonore, l’énergie qui reçoit la pensée d’une expression