Page:Gibbon - Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain, traduction Guizot, tome 1.djvu/40

Cette page a été validée par deux contributeurs.
32
NOTICE SUR LA VIE

ni cette modestie qui s’oublie ; mais son amour-propre ne se montrait jamais sous des formes désagréables ; occupé de réussir et de plaire, il voulait qu’on fit attention à lui, et l’obtenait sans peine par une conversation animée, spirituelle et pleine de choses ; ce qu’il pouvait y avoir de tranchant dans son ton décelait moins l’envie toujours offensante de dominer les autres que la confiance qu’il pouvait avoir en lui-même ; et cette confiance était justifiée par ses moyens et ses succès. Cependant elle ne l’entraînait jamais, et le défaut de sa conversation était une sorte d’arrangement qui ne lui laissait jamais rien dire que de bien. On pourrait attribuer ce défaut à l’embarras de parler une langue étrangère, si son ami lord Sheffield qui le défend de ce soupçon d’arrangement dans sa conversation, ne convenait pas du moins, qu’avant d’écrire une note ou une lettre, il arrangeait complétement dans son esprit ce qu’il avait intention d’exprimer. Il pariait même que c’était ainsi qu’il écrivait toujours. Le docteur Gregory, dans ses Lettres sur la Littérature, dit que Gibbon composait en se promenant dans sa chambre, et qu’il n’écrivait jamais une phrase avant de l’avoir parfaitement construite et arrangée dans sa tête. D’ailleurs le français lui était au moins aussi familier que l’anglais ; son séjour à Lausanne, où il le parlait exclusivement, en avait fait pendant quelque temps sa langue d’habitude, et l’on n’eût pu deviner qu’il en eut jamais parlé d’autre, s’il n’eut été trahi par un accent très-fort, et par certains tics de prononciation, certains tons aigus qui, choquans pour des oreilles accoutumées dès l’enfance à des inflexions plus douces, gâtaient le plaisir que l’on trouvait à l’entendre. Ce fut en français que, trois ans après son retour en Angleterre, il publia son premier ouvrage, l’Essai sur l’étude de la Littérature, morceau très-bien écrit, plein d’une excellente critique, mais qui, peu lu en Angleterre, devait frapper