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ET LE CARACTÈRE DE GIBBON

d’une considération flatteuse pour son âge, et qui a toujours été le premier de ses plaisirs. Cependant le calme de son âme ne le mit pas entièrement à l’abri des agitations de la jeunesse : il vit à Lausanne et aima mademoiselle Curchod, depuis madame Necker, déjà connue alors dans le pays par son mérite et sa beauté : cet amour fut tel que doit le ressentir un jeune homme honnête pour une jeune personne vertueuse ; et Gibbon, qui probablement ne retrouva plus dans la suite les mouvemens qu’il lui avait fait sentir, se félicite dans ses Mémoires, avec une sorte de fierté, d’avoir été, une fois en sa vie, capable d’éprouver un sentiment si exalté et si pur. Les parens de mademoiselle Curchod autorisaient ses vœux ; elle-même (que la mort de son père n’avait point encore réduite à l’état de pauvreté où elle se trouva depuis) semblait les recevoir avec plaisir ; mais le jeune Gibbon, rappelé enfin en Angleterre après cinq ans de séjour à Lausanne, vit bientôt qu’il ne pouvait espérer de faire consentir son père à cette alliance. Après un pénible combat, dit-il, je me résignai à ma destinée ; il ne cherche pas à étaler ni à exagérer son désespoir ; comme amant, ajoute-t-il, je soupirai ; mais comme fils, j’obéis : et cette spirituelle antithèse prouve qu’au temps où il écrivit ses Mémoires, il lui restait même peu de douleur de cette blessure, insensiblement guérie par le temps, l’absence et les habitudes d’une vie nouvelle[1]. Ces habitudes moins romanesques peut-être,

  1. La lettre dans laquelle Gibbon annonça à Mlle Curchod l’opposition que son père mettait à leur mariage, existe en manuscrit. Les premières pages sont tendres et tristes, comme on doit les attendre d’un amant malheureux ; mais les dernières deviennent peu à peu calmes, raisonnables, et la lettre finit par ces mots : C’est pourquoi, Mademoiselle, j’ai l’honneur d’être votre très-humble et très-obéissant serviteur, Edouard Gibbon. Il aimait véritablement Mlle Curchod ; mais on aime avec son caractère, et celui de Gibbon se refusait au désespoir de l’amour.