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DE L’EMPIRE ROMAIN. CHAP. III.

sans essayer si sa tête était encore sur ses épaules. Une expérience journalière justifiait le scepticisme de Rustan[1] ; cependant il paraît que la vue de l’épée fatale ne troublait point son sommeil, et n’altérait en aucune manière sa tranquillité : il savait que le regard du souverain pouvait le faire rentrer dans la poussière ; mais un éclat de la foudre, une maladie subite, n’étaient pas moins funestes ; et c’était se conduire en homme sage, que d’oublier les maux inévitables attachés à la vie humaine pour jouir des heures fugitives. Rustan se glorifiait d’être appelé l’esclave du roi. Vendu peut-être par des parens obscurs dans un pays qu’il n’avait jamais connu, il avait été élevé dans la discipline sévère du sérail[2] ; son nom, ses richesses, ses honneurs, étaient autant de présens d’un maître qui pouvait, sans injustice, les lui retirer. L’éducation qu’il avait reçue, loin de détruire ses préjugés, les imprimait plus fortement dans son âme ; la langue qu’il parlait n’avait de mot pour exprimer une constitution, que celui de monarchie absolue. Il lisait dans l’histoire de l’Orient, que cette forme de gouvernement était la seule que les hommes eussent jamais connue[3]. L’Alcoran et

  1. Voyages de Chardin en Perse, vol. III, p. 293.
  2. L’usage d’élever des esclaves aux premières dignités de l’état est encore plus commun chez les Turcs que chez les Perses : les misérables contrées de Géorgie et de Circassie donnent des maîtres à la plus grande partie de l’Orient.
  3. Chardin prétend que les voyageurs européens ont répandu parmi les Perses quelques idées de la liberté et de la