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Portier des Chartreux.


ouvrions quelquefois la bouche, nous ne prononcions que des paroles ſans ſuite, tout nous ramenoit à la refléxion du bonheur d’étre enſemble.

Je rompis enfin le ſilence : Suzon, m’écriai-je, ma chere Suzon, c’eſt toi que je retrouve : par quel heureux hazard m’es-tu renduë ? Mais dans quel lieu ! Ah Ciel ! Tu vois me repondit-elle, avec un viſage accablé, une fille malheureuſe qui a éprouvé toutes les alternatives de la fortune. Preſque toûjours l’objet de ſa fureur, & forcée de languir dans un libertinage que ſa raiſon condamne, que ſon cœur déteſte ; mais que la néceſſité lui rend indiſpenſable. Je vois que ton impatience ne te permet pas d’attendre plus long-tems le récit de mes malheurs : puis-je donner un autre nom à la vie que j’ai menée depuis que je t’ai perdu. Moins ſenſible à la honte de te réveler mes déréglemens, qu’au plaiſir de repandre ma douleur dans ton ſein, je vais te faire un aveu ſincere de mes peines : te le dirai-je, c’eſt toi qui les a cauſées ; mais mon cœur étoit de moitié ou plû-tôt lui ſeul a tout fait, lui ſeul a creuſé l’abîme où je ſuis plongée. Je t’ai toûjours aimé. Te ſouviens-tu encore de ces tems heureux