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ESCAL-VIGOR

marades de demain et se déclarent sur-le-champ aux pataudes embauchées avec eux.

Et ces excellentes pâtes, ces irresponsables que la pensée fatiguerait, savourent sans se défier et sans se ménager, jusqu’à la licence, à corps perdu, le charme puissant de cette trêve où ils sont libres de leurs paroles, de leurs gestes et de leur chair. Ils ont des frénésies de chien qu’on détache, ce vertige que doivent éprouver, à leur premier essor vers l’espace, les oiseaux nés dans une cage ; et l’infini de leur bonheur rend celui-ci presque aussi poignant qu’une extrême souffrance. On ne sait par moments s’ils pleurent ou s’ils rient aux larmes, s’ils se trémoussent d’aise ou s’ils se tortillent dans les convulsions.

Comme le voyage est long et la journée pleine, vers le midi on arrête devant la principale « herberge » de la bourgade et on dételle. Les blousiers s’abattent sur les bancs de la grande salle, devant les platées fumantes. Mais malgré leurs fringales et l’ivresse de leur émancipation, qui se traduit le jour durant par des défis d’une crudité féroce envoyés à Dieu, à sa vierge et à ses saints, ils n’omettent pas, entre deux signes de croix, de rapprocher leurs larges mains calleuses.

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