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L’adjudant se tourna de nouveau vers moi. — Vous avez eu trois frères tués à l’ennemi. Dans un sens, vous voilà tiré d’affaire. Vous ne serez pas mal comme brancardier. Dans un sens, c’est malheureux, mais c’est bon pour vous. Le brancardage, c’est dur, mais ça vaut mieux que la ligne, pas vrai ? Je ne répondis rien. Je songeais au petit vallon désolé où j’avais passé le début de l’été, face à la butte du Piémont. J’avais enduré là de mortelles heures à regarder, entre les peupliers fracassés, les ruines de Lassigny, les pommiers frappés d’horreur au bord de la route chaotique, les trous d’obus écœurés d’une eau verte et grouillante, le muet visage, chargé de reproches, du castel de Plessier et la colline formidable qu’un bouleversement cosmique seul avait pu faire surgir des mornes entrailles du rêve. J’avais respiré là, pendant les longues nuits de garde, le souffle fétide des prés fourrés de cadavres. Dans la solitude la plus désespérée, j’avais tour à tour souhaité et redouté de mourir. Et puis on était venu me dire, un jour : « Vous allez retourner à l’arrière, puisque votre troisième frère vient d’être tué. » Et beaucoup me regardaient qui semblaient penser, comme l’adju