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M. Béven, le seul homme coiffé d’une casquette à ancre d’or dans cette assemblée de bérets, reprit énergiquement :

— Lorsqu’un navire de l’État a sombré, ses officiers passent devant un conseil de guerre. Eh bien ! mes amis, si vous le voulez, nous allons juger le cas de ces garçons.

— Oui ! oui ! un tribunal !

Les réchappés de la « Rosa-Mystica », livides et demi-nus, qui sentaient encore l’odeur du naufrage, furent empoignés rudement par Corentin Gourlaouen et Sébastien Nédélec, larges jeunes gens bas sur jambes, leurs rivaux malheureux, car ils étaient dédaignés de Nonna et d’Anne Lanvern. Ces pêcheurs les obligèrent à monter sur une haute tombe de granit. Ainsi Jean et Julien furent exposés à la vue de toute cette assistance, secrètement hostile, par préjugé de race, les Buanic étant nés d’un ménage de montagnards de l’Arrhée.

Le syndic, M. Béven, l’athlétique patron Gurbal, les matelots Corentin et Sébastien, et deux autres sardiniers notables, aux profils pointus de goélands, s’assirent sur l’antique pierre tombale d’un « discret Messire Le Henaff, prêtre », face aux naufragés.

Au-dessous de Jean et de Julien, décolorés par la lassitude et l’appréhension, s’accroupirent le sabotier Job, leur père, un petit homme à tête carrée en masque de boîte à sel, et Maharit, leur mère, bonne vieille au nez tombant sur une bouche en arc renversé. Debout, derrière eux, Nonna et sa sœur Anne ne cessaient de considérer avec stupeur leurs fiancés, miraculeusement échappés au gouffre ténébreux où se balançaient toujours leurs infortunés camarades de bord.

Le front bas, presque anéantis de misère et d’étonnement, Jean et Julien demeuraient silencieux. Alors les habitants de Ploudaniou, en vêtements de deuil, grondèrent terriblement :

— Eh bien ! parlerez-vous ?

— Que sont devenus nos maris ?

— Où avez-vous laissé nos pères ?

— Pourquoi rentrez-vous seuls ?

À ces questions posées d’un ton violent, les frères Buanic pleurèrent. Les sons d’un glas impitoyable, rythmaient les hoquets de leurs sanglots.