Page:Geniaux - Les Ames en peine.djvu/10

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Pourtant il faudrait marcher vite, ou bien nous coulerons avant d’atteindre un port. Au matin suivant, Leguen, Bargain et Cochoux qui formaient l’équipe employée à la pompe, éreintés, découragés, nous arrivèrent dans le « roof » en grognant : On coule en douceur. L’eau passe la force de nos corps. On ne peut plus lutter. Ils se laissèrent tomber et s’endormirent aussitôt. Souron, Moël et Leffret, commandés, les remplacèrent à la pompe. Ils nous avertirent bientôt qu’ils avaient l’air d’écoper l’océan avec une noisette. Notre capitaine, bien calme, fumait sa pipe, cherchant le moyen de nous sauver. Tout à coup, il nous dit : « Il faut jeter notre houille par-dessus la « lice », les enfants. L’armateur criera, mais quoi, les chrétiens valent-ils pas ces pierres noires ? » Allons-y ! À cet ordre, Bargain, Cochoux et Leguen se ranimèrent et nous voilà tous les dix, sauf le capitaine à la barre, qui lançons, par-dessus bord, le charbon des Anglais. Trop tard ! Nous n’avions pas l’air de faire plus de travail que des fourmis sur un tas de sable. Nos neuf cents tonnes de lourde houille restaient inépuisables. À fond de cale, la mer bouillonnait, et par la membrure disloquée des jets d’eau noire jaillirent. Hardi ! mes enfants, mettez toutes vos forces à l’ouvrage, nous encourageait le capitaine qui ne pouvait plus guère gouverner la « Rosa-Mystica » trop descendue sous la ligne de flottaison. Par cette nuit sans éclaircie, on n’apercevait plus ses compagnons, mais on s’entendait soupirer, car chacun haletait en soulageant de son mieux notre vieux navire à l’agonie. Les feux ne purent être allumés, la cale étant noyée. On périssait de lassitude et de besoin. La « Rosa-Mystica », semblable à une éponge trempée, s’apprêtait à la plongée suprême et les hoquets de toute sa vieille carcasse nous avertissaient de sa fin. Soudain, Bourhis nous cria : Les Buanic, parez le canot ! Il jugeait donc que nous étions perdus. Mon frère et moi, nous nous élançons. Nous venions de dégager l’embarcation de ses palans et de la faire flotter, lorsque, en quelques secondes, avec une espèce de soubresaut de bête à l’agonie, la « Rosa-Mystica » disparut dans un bouillonnement horrible. C’étaient les ténèbres. Julien et moi ne voyions rien. De notre canot nous entendîmes des cris terribles. Par ici ! Par là ! Que faire ? Auquel nager ? Nous ramons ! On tourne ! On revient ! On vire sur bord ! Comment se diriger ? Nous naviguions en