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point de son départ, il faut qu’une raison puissante…

LEBEL, aux ouvriers. Allons, camarades, voilà qui est terminé ; retournons près du maître.

Mlle HÉBERT, réfléchissant. Au fait, c’est singulier… elle se plaisait ici, et cette résolution de s’en éloigner tout à coup…

LEBEL, laisse partir les ouvriers, fait semblant de les suivre, et revient. — (À part.) Si je pouvais la mettre dans nos intérêts… ordinairement cela ne m’est pas difficile.

Mlle HÉBERT, sans voir Lebel. J’ai peur qu’elle n’ait quelque chagrin secret… Cependant son deuil est fini ; rien ne s’oppose plus à son mariage avec le duc d’Agénois ; il est charmant, il l’adore ; mais est-ce lui qu’elle aime ?

LEBEL Comment l’aborder ?

Mlle HÉBERT, l’apercevant. Que me veut cet ouvrier ?

LEBEL. Pardon si je vous dérange, mademoiselle, c’est…

Mlle HÉBERT. Que vois-je !… monsieur Lebel !…

LEBEL. Chut ! ne me nommez pas. (Avec mystère.) Je suis ici par l’ordre du roi.

Mlle HÉBERT Quel démon vous fait aujourd’hui tapissier ?

LEBEL. Le même qui m’a déjà fait prendre plus d’un déguisement ; mais il ne tient qu’à vous que celui-ci soit le dernier.

Mlle HÉBERT. Comment ! c’est pour moi que le premier valet de chambre du roi se déguise ainsi ?…je ne l’aurais pas deviné.

LEBEL. Cela est vrai, pourtant ; car de vous dépend peut-être plus d’une grande destinée, à commencer par celle de votre belle maîtresse.

Mlle HÉBERT. Cette destinée est fixée, puisqu’elle doit épouser le duc d’Agénois dès qu’il reviendra de l’armée.

LEBEL. Madame de la Tournelle épouser le duc d’Agénois !…

Mlle HÉBERT. Pourquoi pas, je vous prie ? Le duc d’Agénois est jeune, aimable ; son oncle, le duc de Richelieu, se charge de sa fortune ; il lui fera obtenir sans peine la protection du roi.

LEBEL. La protection du roi… Ah ! je vous réponds bien qu’il ne l’aura jamais.

Mlle HÉBERT. Et pour quelle raison ?

LEBEL. C’est qu’en aimant madame de la Tournelle, il perd à jamais toute protection royale.

Mlle HÉBERT. Serait-il vrai ?

LEBEL. Ah ! mon Dieu ! qu’on a de peine à se faire comprendre de vous… Cependant il est très-nécessaire de nous entendre, car le roi a la tête perdue ; je ne l’ai jamais vu dominé à ce point ; et si madame de la Tournelle n’a pitié de lui, je ne sais ce qu’il en arrivera.

Mlle HÉBERT, à part. Voilà donc le secret de sa tristesse. (Haut.) Ah ! monsieur Lebel ! quel malheur !…

LEBEL. C’est la première fois que je vois quelqu’un s’affliger de ce malheur-là.

Mlle HÉBERT. Ne pensez pas que madame de la Tournelle, imitant sa sœur, ne puisse pas résister à cette séduction.

LEBEL. Dieu me garde d’en avoir l’idée. Ah ! cet amour-là est trop différent des autres, vraiment ; c’est une adoration, un respect pour votre maîtresse…

Mlle HÉBERT. Et c’est cela qui est dangereux ; le roi est séduisant, et s’il parvenait à lui plaire, croyez-moi, monsieur Lebel, elle en mourrait de chagrin.

LEBEL, à part. Ma foi, ce serait la première. (Haut.) Aussi je viens vous proposer de nous entendre pour sauver à votre maîtresse les apparences des torts qu’elle n’a point ; pour l’empêcher, enfin, d’être compromise.

Mlle HÉBERT. Comment le serait-elle ?… qui oserait calomnier une conduite aussi sage ?

LEBEL. Ah ! le monde est bien méchant, mademoiselle Hébert ; et si le roi en vient à faire quelques folies pour madame de la Tournelle, vous aurez bien de la peine à empêcher les malins de croire qu’elle ne les pas un peu encouragées.

Mlle HÉBERT. Le roi est trop juste, trop raisonnable, pour…

LEBEL. C’est ce qui vous trompe ; le roi n’a plus sa raison, vous dis-je, et je n’en veux pour preuve que ce qu’il fait aujourd’hui.

Mlle HÉBERT. Ah ! mon Dieu ! vous m’effrayez !…

LEBEL. Votre maîtresse est venue ici pour le fuir, n’est-ce pas ? Eh bien, cette chasse ordonnée dans le bois de Vincennes, quand on devait courir le cerf dans la forêt de Saint-Germain ; ce rendez-vous à la porte de Beauté, n’avaient d’autre but que d’entrer comme par hasard dans ces beaux jardins, et d’y rencontrer madame de la Tournelle.

Mlle HÉBERT. Ah ! je comprends maintenant l’agitation de monsieur Duverney, et ses instances pour nous retenir. Si l’on suppose que le roi est venu ici pour voir madame… ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que l’on dira !… Il faut que je l’avertisse.

LEBEL, la retenant. Non pas, s’il vous plaît ; c’est bien assez de ne rien faire pour nous.

Mlle HÉBERT. Quoi !… vous prétendriez m’empêcher de faire mon devoir ?

LEBEL. Votre devoir est de prendre les