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conseil, tous deux ont remis aux exempts de la prévôté une lettre de cachet qui vous envoie à la Bastille. On a de plus surpris tous les indices d’un complot contre vous, madame, contre votre vie.

LA DUCHESSE. Ce n’est plus qu’à ma vie qu’ils en veulent ? Ah ! je les ai vus plus cruels…

D’AGÉNOIS. Par grâce, madame, ne donnez pas à ces montres la joie d’un triomphe féroce. Songez que si vos amis peuvent tout braver pour vous soustraire à la fureur du peuple, ils ne pourraient rien contre des moyens plus traîtres ; laissez-nous vous défendre, vous sauver.

LA DUCHESSE. Non, ma vie ne vaut pas tant de soin.

D’AGÉNOIS. Mais si cette vie, qu’il vous a plu de vouer au malheur, était encore indispensable à ceux qui… vous aiment ?…

LA DUCHESSE. Ah ! monsieur le duc, dans ma position on ne peut que nuire à ses amis. La disgrâce est un mal contagieux, tout ce qui s’en approche en ressent l’effet, et ma mort ne serait un malheur pour personne.

D’AGÉNOIS. Ingrate… et si l’idée de cette mort rendait fou de désespoir l’homme que vous avez dédaigné ; si, oubliant tout, à l’aspect de votre malheur, il s’offrait à vous pour vous défendre… vous consoler peut-être ? s’il venait là jurer à vos pieds de perdre à jamais le souvenir d’un tort si cruellement expié !…

LA DUCHESSE. Je m’en souviendrais, moi, pour sauver son honneur par un refus.

D’AGÉNOIS. Quoi ! vous auriez la cruauté de lui ravir jusqu’au bonheur de vous secourir, de vous protéger ? car ce n’est pas de l’amour qu’il exige… Il sait trop que votre cœur, dévasté par une passion trahie, ne peut plus rien aimer ; mais tel est ce que vous inspirez, qu’humilié par vous, blâmé par le monde, sans espoir de vous voir jamais partager mon amour, je ne puis vivre que pour vous, que pour vous rendre le repos et l’honneur.

LA DUCHESSE. Quoi ! ce mépris dont vous m’accabliez…

D’AGÉNOIS. Du mépris !… ce n’était que de la colère…

LA DUCHESSE. Et vous consentiriez…

D’AGÉNOIS. À couvrir de mon nom les erreurs de madame de Châteauroux, à la venger des outrages du roi, à prouver à la France entière que cette femme séduite, mais si indignement calomniée, était digne encore de l’amour et du nom d’un brave gentilhomme.

LA DUCHESSE. Ah ! de si nobles sentiments méritent toute ma reconnaissance, et je vous le prouverai.

D’AGÉNOIS. En cédant à ma prière ?

LA DUCHESSE. Non, mais en m’opposant à l’excès d’une générosité que l’on blâmerait justement, et que mon lâche cœur ne pourrait récompenser ; car je vous dois l’aveu de toute ma faiblesse. Sachez donc que la honte, le mépris, l’abandon, la persécution même, rien ne peut altérer l’amour fatal qui me dévore ; que sans nul espoir de voir jamais renaître un seul des moments que je regrette, je reste immuable dans ma passion comme dans ma douleur. C’est là toute mon excuse, quand j’aurai succombé à ce coupable amour, peut-être on me le pardonnera !…

D’AGÉNOIS. Quoi ! tant d’ingratitude, tant d’indignité, n’ont pu vous rendre à la raison ! Quoi ! vous attendrez ici que sur un nouvel ordre de lui, on vous traîne en prison ? vous attendrez ici que la populace vienne vous massacrer au nom de ce roi que vous adorez ? vous préférez mourir pour lui ! à vivre pour moi ? Ah ! madame !

LA DUCHESSE. Oui, la mort qui me viendra par lui sera le plus grand de ses bienfaits ; mais prenez pitié d’une si triste démence, et ne croyez pas qu’elle m’aveugle au point d’oublier jamais vos offres généreuses.

D’AGÉNOIS. Ah ! du moins laissez-vous protéger contre un pouvoir inique. Ils attendent la nuit pour mettre à exécution leurs ordres, vous aurez le temps de vous y soustraire.

LA DUCHESSE. Laissez-moi subir mon sort ; songez que je suis épiée… que votre présence chez moi justifierait leurs calomnies.

D’AGÉNOIS. Je vous comprends, madame ; ce n’est point assez d’immoler à ce roi qui ne vous aime plus, votre repos et le mien ; vous voulez encore que nul soupçon jaloux ne puisse troubler la joie de son retour.

LA DUCHESSE, troublée, ayant aperçu mademoiselle Hébert. Non, mais la nuit vient. (À part.) Le roi ne peut tarder… aux battements de mon cœur, je sens qu’il approche… Il faut que je rejoigne ma sœur… pardon…

On entend un coup de canon. Mme de Châteauroux frémit.

D’AGÉNOIS. Vous pâlissez, madame… Ce signal retentit à votre cœur… Ah ! c’en est fait, plus d’espérance ! vous brûlez de revoir l’ingrat qui vous abandonne, vous brûlez d’aller vous parer à ses yeux de mon amour, de vos refus, de mon désespoir. Eh ! allez chercher le dernier affront qu’il vous garde, allez m’offrir en victime pour prix de son retour. Ah ! malheureux ! je serai trop vengé.

Il sort.