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Mme DE LAURAGUAIS. Ah ! ne nous ne flattons pas : ce retour n’amènera pour nous que de nouveaux outrages. Déjà monsieur de Maurepas fait courir le bruit que le duc d’Agénois s’est fait un prétexte de sa blessure pour venir joindre à Paris madame de Châteauroux et la consoler, et le roi croit à cette calomnie.

DUVERNEY. Eh bien, il faut nous concerter sur le parti à prendre. Il se peut qu’un ordre du ministre enjoigne à madame de Châteauroux de quitter Paris au moment où le roi y revient.

Mme DE LAURAGUAIS. Quoi ! vous pensez que le roi pousserait la cruauté…

DUVERNEY. Le roi ignorerait cet ordre : les ministres n’ont-ils pas des lettres de cachet en blanc, qui leur sont confiées pour sévir contre les ennemis de l’état, et dont ils se servent trop souvent contre leurs ennemis personnels ? D’ailleurs, si le roi venait à apprendre l’arrestation de madame de Châteauroux, Maurepas lui dirait qu’il l’a ordonné dans l’intérêt de votre sœur, et pour la soustraire à la fureur des Parisiens que lui-même ameute contre elle.

Mme DE LAURAGUAIS. Ô ciel ! que faire pour l’arracher à tant de persécutions ?

DUVERNEY. Il faut la déterminer à se réfugier chez moi, au château de Plaisance.





Scène II.

LA DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX, LA DUCHESSE DE LAURAGUAIS, DUVERNEY.


LA DUCHESSE. C’est vous, mon ami ! J’avais besoin de vous revoir ; dans l’abandon où je suis, un souvenir fait tant de bien.

DUVERNEY. Et comment cesser de vous être dévouée, madame, vous à qui je dois tout, vous qui rendez la reconnaissance si facile !

Mme DE LAURAGUAIS. Monsieur Duverney vient vous apprendre que le roi fera son entrée à Paris, ce soir à six heures ; il pense qu’il serait prudent de vous éloigner d’ici… pendant quelques jours.

LA DUCHESSE. Est-ce un ordre qui m’exile ?

DUVERNEY. Non, vraiment ; mais le peuple de Paris abusé comme celui de Metz, peut se porter aux mêmes excès… et c’est votre ami qui vous supplie d’accepter un asile chez lui !

LA DUCHESSE. Je sens le mérite d’une telle proposition, mon ami, mais je ne saurais l’accepter ; ce serait exposer au pillage cette belle retraite, (À part) où il m’a parlé de son amour pour la première fois. (Haut.) Non, c’est une consolation pour moi de penser qu’un jour il viendra m’y pleurer.

Mme DE LAURAGUAIS. Je crains que ces acclamations, le bruit de cette joie populaire ne vous fassent mal ; laissez-vous emmener d’ici.

LA DUCHESSE. Ah ! ces cris de joie, ces bénédictions du peuple, j’ai besoin de les entendre, j’en ai le droit, elles me coûtent assez cher.

DUVERNEY. Mais que ferez-vous pendant ces jours de délire ?

LA DUCHESSE. Je pleurerai, comme je pleurais en m’éloignant de lui, comme j’ai pleuré depuis ; le jour, la nuit, sans cesse, je pleurerai, je pleure…

Elle essuie ses yeux.

DUVERNEY. Eh bien, si vous l’aimez encore, épargnez-lui un tort de plus. N’attendez pas qu’un ordre cruel vienne vous frapper.

Mme DE LAURAGUAIS. Songez, chère Marianne, au retentissement qu’aura dans votre cœur ce coup de canon qui annonce l’arrivée du roi.

LA DUCHESSE. Va, les ministres ne me laisseront pas cette joie. Eh ! qui s’opposerait à leur rage ? ne m’ont-ils pas impunément outragée ! Celui pour qui j’ai sacrifié tout a-t-il élevé sa voix puissante contre tant d’infâmes calomnies ? a-t-il dit que mon amour pour sa gloire, pour cette gloire qu’on proclame aujourd’hui, m’a seule… oui, m’a seule entraînée ; que jamais nulle ambition personnelle n’a flétri ma passion pour lui ; que jamais l’or, si souvent offert par ses ministres, n’a souillé mes mains ? enfin m’a-t-il justifiée par le moindre regret ? Non, jamais, non, il n’a rien dit ; il m’a livrée lui-même à la honte, au mépris ; il a souffert que l’on traitât d’infâme, d’assassin, la femme qu’il a eu tant de peine à séduire, celle dont l’attachement pour lui avait toute la prudence, tout le dévouement d’une épouse, d’une mère ! Ah ! maudit soit le jour où la colère du ciel est tombée avec son amour sur notre famille ! son souffle l’a flétrie à jamais. (À madame de Lauraguais.) Va, fuis-moi, va rejoindre madame de Flavacourt, qu’elle t’éloigne de l’abîme où trois de nous sont déjà englouties. Va, que sa vertu t’épargne les regrets, les remords qui me déchirent, va lui dire tout ce que je souffre… Ah ! que du moins mon supplice vous sauve.

Elle tombe accablée sur un siége.

Mme DE LAURAGUAIS. Moi, te quitter ! jamais ! (À Duverney.) Vous le voyez, elle en mourra.

DUVERNEY, à la Duchesse Calmez-vous ! calmez-vous ! la vérité peut éclairer le roi d’un moment à l’autre.