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D’AGÉNOIS, avec une colère concentrée. Aujourd’hui que j’ai perdu l’espoir qui m’attachait à la vie, à la gloire, toute protection m’est inutile. Je ne crois plus rien depuis qu’un sceptre a brisé mon idole.

LA DUCHESSE, tombant sur un fauteuil. Ô ciel ! suis-je assez humiliée !

Mme DE LAURAGUAIS, à sa sœur. Pardonnez-lui ; le désespoir l’égare.

RICHELIEU, bas, à d’Agénois, en l’entraînant. Viens, suis-moi, te dis-je, ou tu nous perdras tous.

D’AGÉNOIS, au Duc. Rassurez-vous, je ne perdrai que moi ! Mais avant de subir mon sort, elle saura tout ce que sa honte me cause de…

RICHELIEU. D’Agénois, que dis-tu ?

D’AGÉNOIS. Non, je veux mourir à ses yeux.

LA DUCHESSE, prête à se trouver mal. Je succombe.





Scène IV.

LES MÊMES, UN HUISSIER.

Les deux battants de la porte s’ouvrent.


L’HUISSIER. Le roi !




Scène V.

LE ROI, LA DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX,

LA DUCHESSE DE LAURAGUAIS, LE DUC DE RICHELIEU, LE

DUC D’AGÉNOIS. GARDES, PAGES.


LE ROI, à la Duchesse. Je vous revois, enfin !… Mais vous pleurez… (À Richelieu.) Que se passe-t-il ?

LA DUCHESSE. Rien, rien… sire ; c’est le récit d’un fait passé à l’armée que nous racontait le duc d’Agénois, et qui m’a fort émue.

LE ROI, à d’Agénois, d’un air surpris et mécontent. Vous, ici ! monsieur le duc ?…

RICHELIEU, avec empressement. Mon neveu ayant été blessé à la dernière affaire, le maréchal de Noailles l’a chargé de porter à votre majesté les détails de cette glorieuse journée.

LE ROI. Monsieur de Maurepas vient de me les donner, et mes félicitations ne se feront pas attendre. (À d’Agénois.) C’est vous, monsieur le duc, qui en serez porteur.

LA DUCHESSE. Cet honneur ne saurait être accordé à des mains plus dignes ; car monsieur d’Agénois est et sera toujours, j’espère, le plus fidèle défenseur de la France et du roi.

D’AGÉNOIS, à part. Ô bonté cruelle !

RICHELIEU, au Roi, en entrainant d’Agénois. Nous nous rendons, sire, chez le ministre de la guerre, où mon neveu attendra les ordres de votre majesté.

LE ROI. Qu’il se dispose à partir ce soir même ; et faites savoir à monsieur l’archevêque que je suis prêt pour le Te Deum.

LA DUCHESSE DE LAURAGUAIS, à sa sœur. Et moi je vais prévenir la princesse de Modène de votre arrivée (bas, à la Duchesse) et surveiller d’Agénois.





Scène VI.

LE ROI, LA DUCHESSE.


LA DUCHESSE. Quelle sévérité, sire ! je ne reconnais point dans cet accueil au duc d’Agénois votre bienveillance ordinaire.

LE ROI. J’en conviens ; la vue de cet homme me rend injuste, impoli ; je ne lui pardonne point de vous aimer.

LA DUCHESSE. Ah ! sire… pouvez-vous en vouloir à ceux qu’on vous sacrifie ?

LE ROI. Oui, je puis les haïr et envier les regrets qu’ils excitent.

LA DUCHESSE, piquée. C’est m’offenser que de croire…

LE ROI, lui prenant la main. Pardon !… je sais tout ce que je dois de confiance au sentiment le plus noble, le plus sincère ; mais ce bien m’est trop cher pour ne pas craindre de le perdre ; d’Agénois vous aimait avant que j’eusse le bonheur de vous connaître ; il se flattait de devenir votre époux ; votre famille lui en avait donné l’assurance. Ne m’est-il pas permis de craindre que jeune, aimable, passionné, il ne ranime dans votre cœur le sentiment qui vous faisait tolérer son amour ?

LA DUCHESSE. Cet amour m’honorait, sire ; et je me reprochais alors de ne le point partager, car il méritait de l’être.

LE ROI. Vous l’avouez donc ce regret qui m’outrage ? Et vous voulez que je voie sans colère celui qui l’inspire ? Non, sa présence me tue.

LA DUCHESSE, vivement. Ah ! sire, c’est nous calomnier tous deux. Le duc d’Agénois m’a aimée, et je n’en ai pas fait mystère à votre majesté ; mais cet amour dédié à madame de la Tournelle, à la femme sans reproche, la duchesse de Châteauroux n’en devait point hériter.

LE ROI. Aurait-il osé vous le dire ?

LA DUCHESSE. Que m’importe ! je le sais, et je l’approuve.

LE ROI. L’insolent ! il ne lui manquait plus que d’insulter aux sentiments qui nous unissent. Et vous voulez que je laisse tant d’audace impunie ?… Non, je lui rends grâce de légitimer ma haine ; un mot de moi en fera justice.