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nez pas ; sinon on verra ce que je puis faire plutôt que d’épouser cet homme-là.

LA MARQUISE, réfléchissant. Pourquoi ne m’avoir pas confié plus tôt ce mariage ?

ADÉLAÏDE. Et le pouvais-je ? Ma tante ne me répète-t-elle point tous les jours que, par des motifs que je suis trop jeune pour comprendre, je dois cesser de vous voir ? Le marquis de Flavacourt a fait la même défense à sa femme…

LA MARQUISE. Qu’entends-je ?… mon beau-frère croirait ?…

ADÉLAÏDE. Il dit que sa femme ne saurait continuer à vous voir sans le déshonorer. Il a envoyé au roi, la démission de toutes ses charges, ne voulant pas profiter de la honte de sa famille. Que vous dirai-je ? Il est à moitié fou ! C’est par cette raison que je suis venue ici secrètement. Ah ! si l’on savait que je vous demande conseil, je serais perdue.

LA MARQUISE, avec indignation. Ainsi donc, leur méchanceté veut éloigner de moi tout ce qui m’aime ; ils redoutent jusqu’au peu de bien que je puis faire… et je me laisserais accabler par tant d’injustes mépris… Non. Il ne sera pas dit que pour m’épargner une injure de plus, je laisserai ton malheur s’accomplir. Va, que je réussisse ou non, je tenterai d’user de ce crédit qu’on calomnie, pour empêcher ce mariage.

ADÉLAÏDE. Ah ! vous me rendez la vie !

LA MARQUISE. Sois discrète. Ne parle point de cet entretien. Demande encore quelques jours de réflexion à madame de Lesdiguières ; retourne à l’église, dis à mademoiselle Hébert de t’y accompagner, et prie le ciel qu’il me récompense par ton bonheur de tant d’outrages et d’injustice.

ADÉLAÏDE, sortant. On vient ; je me sauve.





Scène IV.

LA MARQUISE, LEBEL, en habit de simple domestique sans livrée. GERMAIN.
Pendant que Mlle de Nesle sort par la chambre de la Marquise, Germain entre par la porte du salon.


GERMAIN. Un domestique sans livrée demande à parler à madame la marquise ; il prétend ne pouvoir dire qu’à madame… (Apercevant Lebel derrière lui.) Mais le voici. (À Lebel.) Je vous avais dit d’attendre là-bas, mon cher.

LA MARQUISE, sans voir Lebel. De quelle part vient-il ?

LEBEL. De la part du roi, madame.

Germain sort.

LA MARQUISE, à part. Lebel ! ah ! je devine. Le roi sait tout. (Haut.) Qu’avez-vous à me dire ?

LEBEL. Que le roi, indigné de la conduite de monsieur de Flavacourt et de ce qui s’est passé hier, ne veut prendre aucun parti à ce sujet, sans consulter madame la marquise, et qu’il la prie de le recevoir un instant, ce soir, après le jeu de la reine.

LA MARQUISE. Recevoir le roi… ici !

LEBEL. Il y viendra déguisé, et je puis affirmer que personne ne saura cette démarche… Mais le roi est dans une telle colère, que l’on peut tout craindre de son ressentiment pour votre famille, madame… et vous seule pouvez…

LA MARQUISE, réfléchissant. Le duc de Richelieu est-il de retour ?

LEBEL. Oui, madame ; il est arrivé ce matin. Il est en ce moment chez le roi.

LA MARQUISE. Ah ! j’en suis bien aise ; ses conseils me seront d’un grand secours. Dites au roi, monsieur Lebel, que l’intérêt de mon beau-frère me fera recevoir sa majesté à l’heure qu’elle désigne ; et que je ne mets à cette marque d’obéissance qu’une seule condition : c’est que monsieur le duc de Richelieu, dont les avis me sont nécessaires en cette circonstance, accompagnera sa majesté.

Elle sort.





Scène V.

LEBEL, seul, puis Mlle HÉBERT.


LEBEL. Voilà une réponse qui aurait pu être meilleure ; mais n’importe, occupons-nous de tout disposer pour cette visite nocturne. Mlle Hébert, qui traverse le salon pour se rendre chez la Marquise.) Un mot, mademoiselle Hébert ; il est essentiel que de tous les gens de madame la marquise, il n’y ait personne que vous dans l’antichambre dès que onze heures sonneront. Tous les réverbères du corridor seront éteints alors.

Mlle HÉBERT. Pourquoi donc, s’il vous plaît ?… Ils doivent rester éclairés toute la nuit ; c’est l’ordre du gouverneur.

LEBEL. Eh bien, le gouverneur ne sera point obéi ce soir. Quand vous entendrez frapper doucement trois petits coups à la porte, vous ouvrirez : deux hommes assez mal vêtus entreront ; vous ne leur ferez nulle question, et vous irez prévenir madame la marquise de leur arrivée.

Mlle HÉBERT. Éloigner les gens de madame, pour laisser entrer ici des inconnus !

LEBEL. Soyez tranquille. Zèle, intelligence, discrétion, et votre fortune est faite.

Il sort.