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sible que vous n’aperceviez point la colossale lady ***. La voilà qui vous marche sur les pieds, et si vous ne la voyez pas, vous pouvez sentir du moins le poids de cette gigantesque personne. Cinq pieds et demi de haut, quatre de pourtour, un panache de corbillards, des dentelles qui valent trois mille francs le mètre, et qui ont jauni sur trois générations de douairières, un corsage en forme de guérite, des dents qui descendent jusqu’au menton, un menton hérissé de barbe grise, et pour s’harmoniser avec tout cela, une jolie petite perruque blond-clair avec de mignonnes boucles à l’enfant. Regardez donc, c’est la perle des trois royaumes.

— Mon imagination s’égaye à ce portrait, repartit le peintre en détournant la tête, mais l’imagination ne peut rien créer d’aussi laid que certaines réalités ; c’est pourquoi, dût cette grande dame me marcher sur le corps, je ne la regarderais pas.

— Vous disiez pourtant, repris-je, que la nature ne faisait rien de laid, ce me semble ?

— La nature ne fait rien de si laid que l’art ne puisse l’embellir ou l’enlaidir encore ; c’est selon l’artiste. Tout être humain est l’artiste de sa propre personne au moral et au physique. Il en tire bon ou mauvais parti, selon qu’il est dans le vrai ou dans le faux. Pourquoi tant de femmes et même d’hommes maniérés ? c’est qu’il y a là une fausse notion de soi-même. J’ai dit que le beau c’était l’harmonie, et que, comme l’harmonie présidait aux lois de la nature, le beau était dans la nature. Quand nous troublons cette harmonie naturelle, nous produisons le laid, et la nature semble alors nous seconder, tant elle persiste à maintenir ce qui est sa règle et ce qui produit le contraste. Nous l’accusons alors, et c’est nous qui sommes des insensés et des coupables. Comprenez-vous, mademoiselle ?

— C’est un peu abstrait pour moi, je l’avoue, répondit Emma.

— Je m’expliquerai par un exemple, dit l’artiste, par l’exemple même de ce qui donne lieu à nos réflexions sur cette matière. Je vous disais en commençant : Il n’y a rien de laid dans la nature. Prenons la nature humaine pour nous enfermer dans un seul fait. On est convenu de dire qu’il est affreux de vieillir, parce que la vieillesse est laide. En conséquence la femme fait arracher ses cheveux blancs ou elle les teint ; elle se farde pour cacher ses rides, ou du moins elle cherche dans le reflet trompeur des étoffes brillantes à répandre de l’éclat sur sa face décolorée. Pour ne pas faire une longue énumération des artifices de la toilette, je me bornerai là, et je dirai qu’en s’efforçant de faire disparaître