Page:Gavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 4.djvu/15

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES BILLES D’AGATE.
fragments du journal d’un inconnu

17 juin 1844.

… Cette enfant a encore passé tantôt devant la clôture de mon petit jardin, pendant que j’émondais les gourmands (pousses parasites) de mes rosiers.

Quoique misérablement vêtue, cette toute jeune fille était charmante. Quel âge peut-elle avoir ? quatorze ans à peine ; de ma vie, je crois, je n’ai vu un profil plus pur, des joues plus roses, des cheveux d’un blond plus doux ; son mauvais petit bonnet de crêpe noir contenait à peine la natte épaisse que formait sa chevelure derrière sa tête ; sa robe de deuil, tout usée, dessinait une taille élégante mais un peu grêle, car cette jeune fille touche encore à l’enfance,

Elle est en deuil…

De qui est-elle en deuil ? Déjà orpheline, sans doute, orpheline et pauvre… et si belle… et si jeune… cela est triste…

Elle marchait lentement d’un air pensif, s’arrêtant de temps à autre pour regarder, tantôt du côté du grand terrain désert qui longe mon jardin, tantôt vers la rue du Faubourg-du-Temple. Ses traits paraissaient impatients et inquiets, comme si elle eût en vain attendu quelqu’un. J’étais abrité derrière la charmille, cette enfant ne pouvait m’apercevoir, il m’a semblé qu’une larme coulait sur sa joue… mais quatre heures ayant sonné au loin, la jeune fille a précipitamment disparu.

La physionomie de cette enfant m’avait déjà frappé, il y a deux ou trois jours, lorsque je l’avais vue passer devant mon jardin, car j’ai écrit dans ce journal quelques mots sur cette rencontre.

Après tout, de quoi remplirai-je ce mémento, sinon des mille petits incidents d’une vie maintenant si calme et si solitaire ? Les temps ne sont plus où le récit hâté de tant d’événements, de tant de souvenirs de toute sorte, venait chaque jour encombrer les pages de ce livre de loch, comme nous disions à bord du vaisseau le Foudroyant.

Hélas ! la vieillesse approche, et un mélancolique repos succède à la tourmente des passions.