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Nous avons tous, jeunes et vieux,
Oubliant les rapides heures,
Du libre écho de ces beaux lieux
Appris nos leçons les meilleures.

Mille essaims, partis tous les ans,
Chargés du miel de la science,
Allaient, joyeux et bienfaisants,
Peupler, d’ici, toute la France.

Nous tous au vieux quartier latin,
Fils de la ferme ou des tourelles,
Nous retrouvions là, le matin,
L’odeur des forêts maternelles.

Et, plus tard, chacun à son tour,
Quand viennent les soucis de l’âge,
Rêve aux arbres du Luxembourg
Sous le Sully de son village.

N’y touchez pas ! ils sont sacrés
Ces rameaux, ces fleurs qu’on outrage !
Gardons ces arbres vénérés ;
Nos fils ont droit à leur ombrage.

Il est à nous, le vieux jardin,
Nous l’avons payé de nos veilles.
Frelons, cherchez d’autre butin,
Laissez ce parterre aux abeilles !

Pour cet asile humble et caché,
Pour ce seul coin d’ombre fleurie,
Que Paris, ce bruyant marché,
Laisse encore à la rêverie,

Pour ce peu de place au soleil
Que l’âme a dans la ville entière,
Combien de penseurs en éveil
Nous rendaient à flots la lumière !

Laissez ce paisible atelier
A la jeunesse, à l’espérance :
C’est là qu’un démon familier
Parle au cœur même de la France.

Respectez le sentier couvert
Où se passent leurs tête-à-têtes :
Laissez cette ombre et ce désert
A ceux qui seront les prophètes.

Peut-être, en frappant ces rameaux,
Croit-on, sous des haches impies,
Abattre, avec ces nids d’oiseaux,
Le nid des saintes utopies ;

Et, comme on fait du rossignol,
Veut-on, sous d’inflexibles mailles,
Enlacer l’esprit dans son vol
Pour l’étouffer sous des murailles ?…

Arbre et fleur tomberaient en vain,
L’hôte survivrait au bocage ;
Rien n’arrête l’oiseau divin :
D’un coup d’aile il brise la cage.

Laissez aux songeurs inspirés
Ce large ciel où l’éclair passe ;
Que l’aspect des balcons dorés
Ne borne pas ce libre espace !

Laissez-nous ces rameaux épais,
Ce colloque avec la nature,
Où l’on s’imprègne de là paix,
Où la rêverie est plus pure ;

Où, pendant nos rares soleils,
Aux discordes fermant la lice,
Le peuple a des fleurs pour conseils
Et la lumière pour complice.

victor de laprade.