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le pays avec leurs décrets, qui déclaraient qu’on gagnerait tant de victoires en Hollande, tant en Prusse, tant en Italie, ainsi de suite, — ce qui ne manquait pas d’arriver, — et qui se soutenaient avec vingt départements, contre tout le reste de la France et de l’Europe, en nommant des soldats généraux, et des généraux soldats, pour le service de la patrie ! Oui, j’étais dans l’admiration en regardant cette bâtisse, où s’étaient accomplies de si grandes choses ; je comprenais mieux l’histoire que m’avait prêtée le vieux Perrignon, je me représentais ces révolutionnaires, et je pensais : « C’étaient d’autres hommes que nous ! Depuis des années et des années nous serons tous en poussière, on ne saura pas même que nous avons existé, et d’eux on parlera toujours, ils seront toujours vivants ! »

J’étais un soir en cet endroit, à l’entrée du pont, rêvant à tout cela, lorsqu’un grand canonnier roux me tapa sur l’épaule, en disant :

« Qu’est-ce que tu fais donc là, Jean-Pierre ? »

Je regardai tout surpris, et je reconnus Materne le cadet, celui qui s’appelait François. Nous n’avions jamais été bien amis ensemble, et plus d’une fois nous nous étions roulés à terre ; mais en le voyant là, je fus tout joyeux et je lui dis :

« C’est toi, François ? Ah ! je suis bien content de te voir. »

Je lui serrais la main. J’aurais voulu l’embrasser.

« Qu’est-ce que tu fais donc à Paris ? me demanda-t-il.

— Je suis ouvrier menuisier.

— Ah ! moi, je suis dans les canonnière à Vincennes. Qu’est-ce que tu payes ?

— Ce que tu voudras, Frantz. »

Et lui, me prenant aussitôt par le bras, s’écria :

« Nous avons toujours été camarades ! Arrive… je connais un bon endroit… Regarde… c’est ici. »

C’était à quatre pas, et je pense que tous les endroits étaient bons pour lui, quand un autre payait. Enfin, n’importe ! il décrocha son sabre, le mit sur le banc en treillis, à la porte du cabaret, et nous nous assîmes devant une petite table dehors.

Les gens allaient et venaient. Je fis apporter une bouteille de bière, mais Frantz voulut avoir de l’eau-de-vie ; il dit à la femme :

« Laissez le carafon ! — Ah ! tu es ouvrier, Jean-Pierre, et où ça ?

— Rue de la Harpe, mais je demeure rue des Mathurins-Saint-Jacques.

— Bon… bon… À ta santé ! »