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Sur ce, vous tous qui avez de l’esprit humiliez-vous et tenez-vous pour avertis qu’à moins d’un miracle ou, tout au moins, d’une abjuration dans les règles, votre royaume n’est pas de ce monde. Où diable vous nicherait-on, dans un pays où sa médiocrité est un préjugé en faveur du jugement d’un homme, où il suffit presque d’être un peu bête pour avoir une notoriété de bon sens ?

Ce n’est pas avec de l’esprit, en effet, je parle de l’esprit d’honnête homme, le seul qui soit de l’esprit, c’est-à-dire avec de la raison sans empois, c’est-à-dire avec cette irrésistible soudaineté, avec cette brusque et franche gaieté du bon sens qui est la marque du véritable esprit, que vous saurez faire illusion et à vous-même et aux autres sur le sérieux d’une entreprise peu morale, sur la valeur d’une doctrine absurde, sur l’importance d’une découverte qui n’a de prix pour personne, sur le mérite d’un système politique que votre cœur condamne. Et, si ce talent essentiel de vous tromper vous-même et de tromper les autres vous fait défaut, vous n’êtes qu’une superfétation sociale.

Est-ce là, oui ou non, la condition faite à l’esprit de nos jours ? L’esprit uni à la conscience, dont il doit être inséparable pour avoir qualité, d’esprit, est-il, oui ou non, un empêchement plutôt qu’une aide, dans la vie moderne ?

Qui pourrait le nier ?

À ce compte, dira-t-on, le mot de l’Evangile : « Bienheureux les pauvres d’esprit, » serait donc vrai sur la terre comme au ciel, et la condition d’homme d’esprit serait, même ici-bas, une des pires de notre triste humanité ?

Oui et non.

Oui, dans l’ordre matériel.

Non, dans l’ordre moral.

Tout homme d’esprit digne de ce nom doit contenir un philosophe et être armé contre les disgrâces de la vie, de façon à ne perdre l’esprit ni dans le succès, ni dans la défaite. Or, ne plaignez pas celui à qui reste l’esprit. Le plus riche est pauvre, assis sur ses millions, à côté de ce déshérité dont la besace ferait envie à la caisse de M. de Rothschild, si, par impossible, M. de Rothschild n’était pas un homme de génie.

L’esprit porte ses consolations en lui-même ; sa fortune, c’est-à-dire la joie de sa raison satisfaite, est tout intérieure. Quoi qu’il lui arrive, il ne saurait la perdre. « L’esprit, a dit M. de Rémusat, est peut-être le seul bien de ce monde qui soit sans mélange. Seul, avec la Vertu, il ne