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« Je le répète, nos jardins étaient bien à nous ; la seule différence qu’on put trouver entre nous et les gens qui passent pour posséder des jardins et en être plus réellement propriétaires, c’est que nous avions chacun un des plus beaux et des plus riches jardins de l’Europe, et que nous n’avions à payer ni jardiniers, ni embellissements, ni réparations.

« — Mon ami, me disait-il en me quittant le soir, après une promenade chez moi, vos crocus sont beaux et variés ; mais je vous invite à venir voir mes pêchers à fleurs doubles, et dans quinze jours mes lilas. — Vous me trouverez au pied de ma statue de l’enlèvement d’Orithye. »

« Une autre fois, c’était moi qui l’invitais à venir se promener sur ma terrasse du Luxembourg, où il y a de si beaux sorbiers et de si vieilles aubépines à fleurs roses.

« Quelquefois même nous avions des discussions. Il était, je dois l’avouer, un peu trop fier des belles dames en équipage qui venaient se promener dans son jardin ; il s’avisa même un jour de se targuer de ce qu’il voyait de temps en temps le roi au balcon du château. Je lui prouvai, clair comme le jour, que mes cultures étaient plus soignées, — que ses parterres étaient remplis de plantes vulgaires ; je citais pour preuve de la supériorité de mon jardin la collection de roses de Hardy, qui est sans contredit la plus riche de l’Europe. Il est vrai qu’il avait chez lui, aux Tuileries, plus de statues et des bronzes plus précieux ; mais je fais plus de cas, dans un jardin, des arbres et des fleurs, que du bronze et du marbre.

« Quand il pleuvait, nous allions voir son musée des antiques sur la place du Louvre, ou, au moment de l’exposition, les galeries où les peintres modernes soumettaient à son jugement les produits de leurs travaux.

« Quelquefois c’était moi qui l’invitais à venir visiter mes galeries du Luxembourg, et ce fut parfois encore l’origine de quelques petits dissentiments sur la valeur respective de nos musées, ou seulement parce qu’il réglait sa montre sur son cadran de son château des Tuileries, qu’il prétendait infaillible, tandis que je voulais souvent la rectifier d’après mon cadran solaire de mon palais du Luxembourg.

« Mais il était rare que ces discussions tournassent à l’aigreur. D’ailleurs, si nos petites manies de propriétaires nous jetaient l’un et l’autre dans l’exaspération, nous avions beaucoup de propriétés communes et indivises, à propos desquelles nous n’étions exposés à aucun