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assez pour lui brûler la cervelle, ce petit-là ? La grande X… est millionnaire, et c’est, avec la femme, l’argent de tout le monde qu’il épouserait, le malheureux ! Si ton monsieur Charles fait cela, c’est un homme à la mer.

— On m’écrit de Paris qu’il pourrait bien être rayé du cercle, répondit Robert, rien que pour l’avoir laissé dire.

— Je veux qu’un loup me croque, dit Max, si je sais à quoi peuvent servir vos cercles de trop jeunes gens quand ils ne nuisent pas. Qu’est-ce qu’on y forme ? Des chevaliers Bayard de l’écarté, des Jean Bart du baccarat, toujours prêts à se faire sauter pour l’honneur de la dame de carreau ! Mais, mille noms d’une bombe ! quand on a la rage de sauter, on peut sauter plus glorieusement. C’est-à-dire que nos estaminets du quartier latin étaient des écoles du paradis à côté de vos cercles ; les fils de famille ne s’y ruinaient pas du moins en jouant au domino ou au-billard ; le double-six ou le carambolage étaient de petits saints dans leurs niches à côté de vos tailles enragées.

— Robert, Robert, dit Raymond, il n’était que temps de nous retirer de tout ça, mon garçon. Tu as été jeune de la mauvaise façon, à la mode de ton temps ; il te reste à l’être de la bonne. N’oublie pas qu’en te mariant tu prends charge d’âme, qu’un mari qui ne vaut rien peut faire d’une bonne femme une mauvaise, et qu’il demeure responsable, même avant elle, des fautes de sa vie. Ceci bien pesé, bien fixé dans ta conscience, ne perds pas une minute. Fais tout par le télégraphe : sois père demain et grand-père après-demain, si c’est possible. Il n’y a rien de plus pressé. En vous mariant tous in extremis, la veille de votre mort ou à peu près, vous allez contre l’esprit de l’institution, vous ne pouvez voir ni vos enfants ni vos petits-enfants, et vous mettez en danger de se perdre la meilleure chose qui soit au monde, la bonne et utile race des bons vieux grands-pères encore jeunes qui conservent le lien et l’autorité de la saine tradition à la famille. Préparez-vous, jeunes gens, cette joie suprême de pouvoir un jour apprendre l’équitation aux enfants de vos enfants à cheval sur l’extrémité de vos bottes ; apprêtez-vous à être grands-pères, puisqu’il n’a pas été donné à l’homme imparfait de pouvoir connaître cette gloire meilleure encore de pouvoir être grand’mère… Être grand-père, être grand’mère surtout, dire que c’était ma vocation et que par ma faute, moi qui prêche, Robert, je ne serai jamais ni l’un ni l’autre ! »

p.-j. stahl.