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Ce qu’il m’a fait ? — Il ne s’est révélé à moi que quand je n’étais plus digne de l’approcher ; j’ai vu trop tard sa vraie lumière. L’amour faux m’a gâté l’amour vrai ; l’amour vrai m’a donné l’horreur de l’amour faux, qui seul pourtant me fût resté possible. Si ce n’est pas assez, que me souhaiterais-tu de pis ?

— Bon ! dit une autre voix, Raymond est un mort d’autrefois qui ne peut plus que faire semblant de vivre.

— Non, dit Max, Raymond vit et je ne sais rien de plus franc que sa vie. Seulement, si je ne me trompe pas, il ne vit plus de sa vie propre. C’est un marin à terre, réformé avant le temps, mais par lui-même. Ce n’est plus de lui qu’il s’agit, et il en a pris son parti.

— J’ai grand’peur que tu ne dises juste, mon vieux Max, répondit Raymond ; mais, que veux-tu, tout le monde n’a pas eu comme toi la chance charmante et redoutable de trouver le bien et presque le parfait dans des conditions où d’ordinaire le mal seul se rencontre. J’ai découvert un jour que je m’étais rendu le bonheur impossible ; j’ai quitté ce jour-là mon service pour celui des autres, et qui sait si je dois le regretter ? Outre que ne plus penser à soi est un fier débarras, c’est encore quelque chose de ne pas se sentir absolument bon à rien. Les rôles d’utilité ont leur douceur secrète. Il est tel capitaine qui, après avoir perdu sa barque, peut faire un passable pilote sur celle du prochain. Quand on a échoué sur un écueil, c’est une fiche de sérieuse consolation que de s’y trouver à portée de crier gare aux imprudents qui s’en approchent.

— Dites donc, Raymond, dit le jeune Robert, c’est inquiétant ce que vous venez de nous dire. À votre sens, qu’est-ce que nous faisons donc quand nous aimons nos maitresses ?

— Quand vos maîtresses sont les vôtres, répondit Raymond, vous faites moins mal que si vous ne les aimiez pas. Vous feriez mieux si vous n’aviez pas de maîtresses à aimer.

— Pas de maîtresses à aimer ! s’écria le petit Robert, qu’est-ce que nous aimerions donc alors ?

— Dame ! dit Raymond, quand vous aimeriez vos femmes comme j’espère que messieurs vos pères ont eu la bonne idée de le faire pour mesdames vos mères, est-ce que vous y verriez grand mal, mon garçon ?

— Nos femmes !… nos propres femmes ! ah ! dit Raymond, vous garçon, vous vieux garçon, vous nous voudriez mariés ! c’est d’un traître cela. L’amour et le mariage, vous n’y pensez pas, Raymond, — vous vieillissez…