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l’espoir de ne plus me réveiller. Pourquoi le ciel n’a-t-il pas voulu qu’il en fut ainsi ?

« Le contre-maître ne m’avait point perdue de vue : il guettait sa proie, et il comptait sur la misère ; il m’épiait et je n’en savais rien. Il apprit, je ne sais comment, ma funeste résolution ; et le lendemain, au lieu de me trouver dans les bras de Dieu, je me réveillai dans une autre chambre que la mienne ; un médecin était à mon chevet. Le premier mot que j’entendis fut celui-ci : — Sauvée !

« J’étais perdue, au contraire. Ce que la séduction n’avait pu m’arracher, je le donnai à la pitié ; je crus être aimée, et j’aimai. Trois mois après, une autre victime m’avait remplacée. Usée par un premier effort, je ne trouvai même plus de force dans le désespoir sur lequel je comptais comme sur un ami fidèle. Je m’estimai trop heureuse de trouver une place dans cette fabrique, où je viens tous les jours gagner un pain arrosé de larmes. J’ai pris peu à peu les habitudes de celles qui vivent avec moi. Ce que tu ne comprends pas encore, moi je le comprends ; honteuse, flétrie, je me console du malheur par un vice. Tu as vu aujourd’hui à quel prix je parviens à oublier.

« Prends garde, jeune fille, prends garde ; les mêmes dangers te menacent. Il te trouve jolie : regarde ce que je suis devenue et apprends à résister. »

Marie me quitta, et moi j’essuyai les larmes qui coulaient de mes yeux.

J’ai rencontré, devant la loge du portier, la fleuriste ; elle racontait qu’elle venait de recevoir une riche commande. Elle a pris sa lumière en chantant, et s’est mise à monter les escaliers d’une façon leste et joyeuse. Tout de suite elle va se mettre au travail. « C’est une brave fille, m’a dit la portière, pendant que je la suivais des yeux, toujours à l’ouvrage, et ne sortant que le dimanche avec son amoureux, qui doit l’épouser lorsqu’ils auront, tous les deux, réuni les économies nécessaires pour se mettre en ménage. »

Et-moi aussi j’avais un amoureux qui me conduisait le dimanche cueillir des fleurs dans les bois.

La primevère et la pervenche,
L’une sourit, l’autre se penche ;
Toutes deux sont des fleurs d’avril.
Le bien-aimé quand viendra-t-il ?