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L’infortunée cependant restait toujours étendue ; personne ne songeait à la relever. Je m’avance ; je soulève sa tête appesantie. Ses yeux se rouvrent peu à peu, elle semble me reconnaître, elle se dresse lentement sur ses pieds, je l’entraîne en la soulevant vers son banc. Je crois entendre un remercîment sortir de sa bouche.

Pendant tout, le reste de la journée, Marie a fait les frais des railleries et des conversations de nos compagnes. Elle y restait insensible. Ramassant péniblement toutes ses forces, elle cherchait à faire mouvoir son métier avec une activité fébrile. « J’aurai faim demain, disait-elle tout bas, j’aurai faim : tourne, métier de malheur, tourne… »

Marie m’a suivie en quittant l’atelier.

« Tu es bonne, m’a-t-elle dit, il faut que je te parle. Je veux te raconter mes malheurs ; car ils seront les tiens si tu as du cœur. Tu n’y échapperas pas, ni tes enfants non plus, si tu as des enfants. Comme toi, j’ai été jeune, belle, naïve : regarde ce que je suis maintenant, et je n’ai pas trente ans !

« Quand mon père et ma mère moururent, j’étais en apprentissage. Personne ne pouvant plus payer mon entretien, on me dit de gagner ma vie. J’entrai dans cette fabrique maudite. J’étais jolie, le contre-maître me regarda comme son bien ; promesses, menaces, il employa tout pour me séduire. Je résistai, car j’aimais quelqu’un, un enfant du peuple comme moi, un pauvre soldat mort en Afrique. Quand j’appris cette nouvelle, le contre-maître redoubla d’instances ; mais je voulais rester vertueuse, et je quittai l’atelier.

« Alors j’essayai de tout pour gagner ma vie : je savais un peu coudre, je me mis à faire des chemises, à ourler des torchons ou des draps, à attacher des pattes de bretelles. J’étais habile, je me couchais tard et je me levais de bonne heure, et comme je ne pouvais faire plus de deux chemises, plus de deux paires et demie de draps, je ne gagnais que quinze à dix-huit sous par jour, et encore fallait-il retrancher de cette somme l’argent nécessaire pour acheter de la chandelle, du fil et du coton. Souvent l’ouvrage manquait, et quand j’allais en chercher, on me répondait que les prisons et les couvents travaillant à meilleur compte, on leur avait donné tout ce qu’il y avait à faire.

« Je ne pouvais me mettre en service, personne n’était là pour dire d’où je venais et pour répondre pour moi. Un jour vint où, sans pain, sans espérance, je me trouvai seule avec le désespoir. J’écoutai ses conseils sinistres : j’allumai un réchaud de charbon, et je m’endormis avec