Page:Gavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 3.djvu/146

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prend le grand trot ; le village est déjà loin, mon cœur est moins gros ; mes paupières se ferment. Je me trouve devant notre église ; monsieur le curé est sur son banc, il me fait signe d’approcher, et prononce quelques paroles en me menaçant du bout du doigt. « Non, monsieur le curé, je vous le jure, Pierre… » Au même instant, je me réveille. « Où sommes-nous ? — À Paris, mamzelle, répond le messager. — Nous sommes à Paris ! »

La bonne femme à laquelle on m’avait recommandée m’attendait à la barrière. Il faut que je me présente tout de suite à la filature ; demain peut-être il ne serait plus temps ; les bras, au lieu de manquer, seront trop nombreux. J’aperçois la noire fumée de la machine à vapeur ; me voici devant la porte d’entrée. Ce n’est plus la modeste filature de mon village : comme tout cela est grand ! quel mouvement ! quel tumulte ! Voici les petits garçons et les petites filles qui accourent en files nombreuses ; ils ont l’air bien tristes, bien malheureux, bien souffrants ; leur pâleur me fait songer aux joues fraîches de mon petit frère Jacques et de ma petite sœur Jacqueline.

Le contre-maître est un gros brave homme qui a souri en me voyant. Ma protectrice m’a recommandée à lui ; ce soir, elle viendra me prendre pour me conduire au logis ; en me quittant, elle m’a dit qu’il fallait bien travailler si je voulais que dimanche elle me fit voir toutes les belles choses de Paris. M’encourager au travail ! je n’en ai pas besoin !

Mes compagnes rient et chantent ; je ne sais pourquoi, mais leur joie m’attriste. Ces physionomies tantôt pâles et blêmes, tantôt rouges et couperosées, ces yeux éteints ou effrontés, ces voix, ces gestes, ont quelque chose qui m’effraye. Un moment la gaieté est devenue plus bruyante, on poussait de grands éclats de rire ; un enfant de dix ans, qui travaillait avec nous, venait d’achever une chanson sur un air extraordinaire. On m’a demandé pourquoi je ne riais pas comme les autres.

« Je ne comprends rien à cette chanson, ai-je répondu ; ce n’est pas ainsi que nous chantions au village.

— Tu comprendras ! tu comprendras ! » s’est-on écrié de toutes parts. En même temps, j’ai entendu une voix plus douce que les autres : « Tu comprendras ! »

Je regardai qui me parlait ainsi ; c’était ma voisine de métier, celle qui travaillait à mon côté. Elle semblait plus jeune que ses traits flétris ne l’annonçaient ; ses yeux bleus respiraient la douceur ainsi que son