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casse-cou ; qu’il jette au vent sa santé, sa fortune et le reste… Pas le moins du monde : à l’approche d’un rhume, il prend de la tisane, et dans son gousset met des bonbons fondants ; la nuit, il entoure son cou d’un fichu de mousseline et craint le froid aux pieds comme la peste. Il sait son estomac faible et le soigne ; il a renoncé bientôt aux exercices du corps, qui lui donnaient des courbatures. Il est faible, chétif : il le sait, il l’avoue ; il éprouve même une joie secrète en constatant que, grâce à sa délicatesse, il lui serait matériellement impossible d’être commissionnaire ou charpentier.

Quant à ses idées, ce n’est pas la franchise et la netteté qui leur manquent. Tout ce qui se dit, s’écrit, se pense à l’heure qu’il est, est incontestablement infect, c’est son mot ; il ne comprend même pas qu’il puisse y avoir un doute là-dessus. La littérature et la musique, qui sont en ce bas monde les deux seules questions sur lesquelles il discute, — j’excepte, bien entendu, le jeu, les chevaux et les chiens chéris — l’ont fait entrer parfois dans des colères bleues. C’est que, en effet, il a sur la morale et la religion des opinions très-absolues, qui lui rendent insupportables les études parfois un peu crues de notre littérature moderne. Il fait maigre le vendredi, et le jeudi saint se fait voir à Notre-Dame, en veste noire et sans éperons (tenue d’église), avec un petit livre sous le bras. Ce n’est pas qu’il pousse fort loin la dévotion quinteuse et étroite, mais il tient à certains principes sur lesquels il n’a jamais voulu s’expliquer ; de sorte que, condamnant au nom de ces principes mêmes la société tout entière, il n’est point toujours aisé de comprendre la cause de son indignation. Du reste, il faut qu’un joueur indispensable soit bien attardé pour qu’il ait l’occasion et prenne la peine d’émettre une opinion sur l’un des sujets dont je viens de parler, car, sincèrement, ce qui domine en lui, c’est la plus profonde des indifférences.

J’ai bien souvent pensé au petit de B… ; il m’intriguait beaucoup. Je cherchais vainement à m’expliquer la vie, les goûts et les idées de ce joli garçon, et, finalement, j’en suis venu à penser qu’il était simplement un petit niais.

« Niais ! me dit un ami commun, pas si niais que vous pourriez croire ; c’est un garçon pratique et qui n’est pas fils d’huissier pour rien, il entend les affaires.

— Mais où donc est son but, grand Dieu !

— Son but ?… Son but, c’est de gagner de l’argent pour vivre, sans cesser d’être honnête homme et sans érailler le beau blason tout neuf