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— J’étais femme de confiance chez un maréchal de France, le prince d’Ysemberg, dit-elle en prenant une pose de Dorine. Un matin, il vient une des comtesses les plus huppées de la cour impériale, elle veut parler au maréchal, et secrètement. Moi, je me mets aussitôt en mesure d’écouter. Ma femme fond en larmes, elle confie à ce benêt de maréchal (le prince d’Ysemberg, ce Condé de la République, un benêt !) que son mari, qui servait en Espagne, l’a laissée sans un billet de mille francs, que si elle n’en a pas un ou deux à l’instant, ses enfants sont sans pain : elle n’a pas à manger demain. Mon maréchal, assez donnant dans ce temps-là, tire deux billets de mille francs de son secrétaire. Je regarde cette belle comtesse dans l’escalier sans qu’elle puisse me voir ; elle riait d’un contentement si peu maternel que je me glisse jusque sous le péristyle, et je lui entends dire tout bas à son chasseur : — « Chez Leroy ! » J’y cours. Ma mère de famille entre chez ce fameux marchand, rue Richelieu, vous savez… Elle se commande et paye une robe de quinze cents francs : on soldait alors une robe en la commandant. Le surlendemain, elle pouvait paraître à un bal d’ambassadeur, harnachée comme une femme doit l’être pour plaire à la fois à tout le monde et à quelqu’un. De ce jour-là, je me suis dit : « J’ai un état ! Quand je ne serai plus jeune, je prêterai sur leurs nippes aux grandes dames, car la passion ne calcule pas et paye aveuglément. » Si c’est des sujets de vaudeville que vous cherchez, je vous en vendrai… »

Elle partit après nous avoir montré les cinq dents jaunes qui lui restent, en nous saluant et en essayant de sourire.

Nous nous regardâmes, épouvantés l’un comme l’autre de cette tirade, où chacune des phases de la vie antérieure de Mme  Nourrisson avait laissé sa tache.

de balzac.