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que tout le monde lisait sur mon visage cette coupable pensée. Mais personne ne parut s’apercevoir de cette illumination intérieure.

Petit à petit, à force de travail, j’en revins à ma manière primitive, je n’employai plus aucune ficelle, et je fis des dessins qui pouvaient rivaliser avec ceux que je griffonnais autrefois sur le dos des dictionnaires ; aussi un jour mon professeur, qui s’était arrêté derrière moi, laissa tomber ces paroles flatteuses : « Comme c’est bonhomme ! » À ces mots je me troublai et, suffoqué d’émotion, je courbai ma tête sur ses mains, que je baignai de pleurs. Le tableau qui me valut cet éloge représentait un anachorète potiron tendre dans un ciel indigo foncé, et ressemblait assez à ces images de complaintes gravées sur bois et grossièrement coloriées que l’on fabrique à Épinal. — À dater de ce jour je me fis une raie dans le milieu des cheveux, et me vouai au culte de l’art symbolique, archaïque et gothique ; les Byzantins devinrent mes modèles ; je ne peignis plus que sur fond d’or, au grand effroi de mes parents, qui trouvaient que c’étaient là des fonds mal placés. André Ricci de Candie, Barnaba, Bizzamano, qui étaient, à vrai dire, plutôt des relieurs que des peintres, et se servaient autant de fers à gaufrer que de pinceaux, avaient accaparé mon admiration : Orcagna, l’ange de Fiesole, Ghirlandago, Pérugin, me paraissaient déjà un peu Vanloo ; et ne trouvant plus l’école italienne assez spiritualiste, je me jetai dans l’école allemande. Les frères Van Eick, Hemling, Lucas de Leyde, Cranach, Holbein, Quintin Metsys, Albert Dürer, furent pour moi l’objet d’études profondes, après lesquelles j’étais en état de dessiner et de colorier un jeu de cartes aussi bien que feu Jaquemin Gringoneur, imagier du roi Charles VI. À cette époque climatérique de ma vie, mon père, après avoir payé une note assez longue chez Brullon, rue de l’Arbre-Sec, me fit cette observation, que je devais savoir mon métier et gagner de l’argent ; je répondis que le gouvernement, par un oubli que j’avais peine à concevoir, ne m’avait pas encore donné de chapelle à peindre, mais que cela ne pouvait manquer. À quoi mon père répliqua : « Fais le portrait de M. Crapouillet et de madame son épouse, et tu auras cinq cents francs, sur lesquels je te retiendrai cent francs — pour tes trois mois de nourrice que tu me dois encore. »

hures de bourgeois !  !  !…

Madame Crapouillet n’était pas jolie, mais M. Crapouillet était affreux ; elle avait l’air d’un merlan roulé dans la farine, et il ressem-